Elle était assise sur un banc, visiblement égarée. Ce n’était pas la première fois que je la voyais, posée là, toujours au même endroit. Elle parlait toute seule, à voix basse, secouait la tête, la prenait entre ses mains. Une femme sans âge. Hier, une jeune fille était assise à ses côtés, simplement, là, comme ça, sans trop rien dire. Elle lui prenait la main avec une infinie douceur. Nos regards se sont croisés; cette fois je me suis arrêtée et je l’ai écoutée. La jeune fille essayait de traduire les paroles de la vieille dame qui ne me lâchait pas des yeux, mais nous étions perdues l’une comme l’autre. Elle parlait d’un frère ou d’un fils, c’était confus et sûrement, infiniment triste. Avec Amal, la jeune fille, nous sommes allées boire un café. Elle est de la génération qui n’a pas connu la guerre civile et d’autant moins qu’une chape de plomb s’est abattue sur les mémoires. On n’en parle pas, ou très peu. Il a longtemps été urgent d’oublier et de vivre.
Amal a bien entendu parlé des quelque 17 000 Libanais portés disparus et pour lesquels des familles se battent toujours pour exiger la vérité. Elle est persuadée que l’histoire de la dame sur le banc doit ressembler à ces récits de deuils impossibles. Peut-être. Lors d’un précédent séjour à Beyrouth, j’avais rencontré des militants de ces tristes mémoires occultées et écouté des histoires d’autant plus poignantes qu’elles sont sans réponse. On m'avait raconté celle de cette autre femme qui, pendant plus de trente ans après la disparition de son fils, lui écrivait un petit mot qu’elle laissait en évidence sur la table à chaque fois qu'elle sortait de chez elle, espérant qu’il reviendrait en son absence. "Il y a de quoi perdre la raison", comme Amal.
Les années sont passées et leurs proches ignorent toujours ce que sont devenus les leurs. Ils savent parfois où ils ont été enlevés, parfois pas, ils supposent qu’ils ont été pris juste parce qu’ils n’avaient pas la bonne religion inscrite sur leurs papiers d’identité. Durant ces années-là, on disparaissait pour servir de monnaie d’échange, pour de l’argent, ou par vengeance de ceux d’en face, pour rien aussi, juste parce qu’on se trouvait au mauvais endroit.
L’amnistie qui a suivi l’accord de Taëf en 1990 a arrangé tout le monde. Les seigneurs de la guerre sont devenus les dirigeants du Liban d’après. Personne n’avait intérêt à faire la lumière. Amal dit que "les disparus de la guerre, c’est comme des ombres. Il faut enterrer ses morts pour être en paix".
En sortant du café, nous sommes repassées devant le banc. La vieille dame n’était plus là.
Prochain et dernier article le vendredi 14 Janvier
Amal a bien entendu parlé des quelque 17 000 Libanais portés disparus et pour lesquels des familles se battent toujours pour exiger la vérité. Elle est persuadée que l’histoire de la dame sur le banc doit ressembler à ces récits de deuils impossibles. Peut-être. Lors d’un précédent séjour à Beyrouth, j’avais rencontré des militants de ces tristes mémoires occultées et écouté des histoires d’autant plus poignantes qu’elles sont sans réponse. On m'avait raconté celle de cette autre femme qui, pendant plus de trente ans après la disparition de son fils, lui écrivait un petit mot qu’elle laissait en évidence sur la table à chaque fois qu'elle sortait de chez elle, espérant qu’il reviendrait en son absence. "Il y a de quoi perdre la raison", comme Amal.
Les années sont passées et leurs proches ignorent toujours ce que sont devenus les leurs. Ils savent parfois où ils ont été enlevés, parfois pas, ils supposent qu’ils ont été pris juste parce qu’ils n’avaient pas la bonne religion inscrite sur leurs papiers d’identité. Durant ces années-là, on disparaissait pour servir de monnaie d’échange, pour de l’argent, ou par vengeance de ceux d’en face, pour rien aussi, juste parce qu’on se trouvait au mauvais endroit.
L’amnistie qui a suivi l’accord de Taëf en 1990 a arrangé tout le monde. Les seigneurs de la guerre sont devenus les dirigeants du Liban d’après. Personne n’avait intérêt à faire la lumière. Amal dit que "les disparus de la guerre, c’est comme des ombres. Il faut enterrer ses morts pour être en paix".
En sortant du café, nous sommes repassées devant le banc. La vieille dame n’était plus là.
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