Les moissons du soleil est un récit lumineux, oscillant entre le ciel de la Méditerranée et la terre ardente d'Afrique. Dans ce premier roman empreint d'autobiographie, Christiane Dagher dépeint, avec une touche d'humour et de légèreté, mais non sans une sensibilité émouvante, un siècle de vie familiale à travers trois générations. Les faits qui ont marqué l'Histoire se mêlent et s'entrelacent depuis les prémices du XXe siècle jusqu'à l'époque contemporaine.
Entre saga familiale et récit historique
Encore un roman sur l’exil et l’émigration, s’ouvrant sur la famine de la première guerre, sous l’empire ottoman. Youssef, un jeune libanais de la montagne, rêve d’ailleurs. Dès qu’il embarque sur le bateau à destination de Chypre, puis du continent africain, l’aventure commence et les actions s’enchaînent de Labé à Dakar, jusqu’à Paris et New York et même à Sanaa, en passant par Beyrouth. Toute une lignée de commerçants cherchant la prospérité, s’adapte aux mutations du siècle dernier: c’est l’histoire de tous les Libanais qui, comme Hanna, poursuivent le rizk: «Je veux aller dans un endroit qui abonde en moissons.» Le groupe familial «Youssef et fils» surfe sur les vagues de la modernité et des guerres, à travers une série de déchirements qui séparent enfants et parents dans un va-et-vient entre le Liban et l’Afrique, au rythme des évènements politiques sur les deux terres: «Ils demeurent des émigrés cherchant à se construire.»
Mine de rien, la trame du récit est construite par petites touches, comme une peinture impressionniste. Un rythme narratif en courtes scènes, tenant le lecteur en alerte. Un style vif, actualisant les actions. Chaque chapitre est à lui seul un microrécit, avec sa chute qui laisse le lecteur tantôt méditatif, tantôt suspendu aux lèvres du narrateur, attendant le prochain rebondissement. L’identité mystérieuse de la conteuse est révélée assez tardivement: ce n’est autre que Christiane, la fille de Hanna, qui immortalise le parcours de ses ancêtres à travers ce récit d’inspiration autobiographique. En même temps, elle en fait un remarquable documentaire sur les mœurs, extrêmement précis et varié: un véritable document de référence sur le patrimoine libanais. On apprend alors que les récipients en foukhar (argile) sont enfournés dans la bardouché et que les grands-mères conservaient la mouné (la réserve pour l’hiver), dans les khebyé (jarres en terre glaise) et tant d’autres détails encore…
Mais il faut suivre la cadence car «le temps n’attend pas». Après tout, tous les chemins mènent à la montagne du Liban, qui «est là, verte et attentive comme une mère qui attend le retour de ses fils après une longue absence», cette montagne où il fait bon vivre: «Heureux celui qui possède un enclos à chèvres au Mont-Liban.»
Une identité hybride
Deux continents, deux cultures, double identité. Le chez-soi se dédouble: «En refaisant le chemin en sens inverse, ils détachaient leur cœur de ce pays de la Méditerranée. Là aussi, ils étaient chez eux et la lumière était belle.»
Sous la plume de Christiane Dagher, les deux paysages ne font plus qu’un, la symbiose est telle que si on ne repère pas, dans les descriptions, les termes désignant une flore spécifique, on peut confondre totalement les lieux libanais et africains. Ces «coins de vert feuillage, de terre ocre et de bleu magenta», ces «bouts de ciel», procurent la sérénité. La synchronicité entre l’homme et la terre brouille les frontières: l’homme et l’environnement se remodèlent mutuellement au fil des années et des expériences, dans un brassage de langues foisonnant.
Ainsi, ces Libanais expatriés maîtrisent aussi bien l’arabe, le français que le peul ou le wolof. Les emprunts linguistiques parsemant le texte composent un mélange de langues qui traduit les caractéristiques de chaque culture. Les «ahla et maylou hospitaliers» et les «parties de tawlé enflammées» se mêlent à Josaphine, ammo et jeddo, disant toutes les nuances de l’arabe libanais et la chaleur des habitants. Durant les soirées partagées avec les boys, les mammas africaines et les fatous, on déguste le taboulé sur la koré, terrasse de la maison guinéenne. Un voyage immersif prend vie sous nos yeux!
Un brin de poésie et d’espoir
Loin d’être utopique, Christiane a les pieds sur terre: elle ne tait ni les conflits ni les revers de cette petite communauté qui évolue à travers les années. Néanmoins, elle éclaire le tout d’une réflexion sage et lucide, assaisonnée de délicatesse et finit par insuffler au texte une touche poétique qui rend les malheurs plus doux et les angles plus arrondis, comme à la «maison en trèfle» de Hanna. Le lecteur est alors emmené dans un monde où un bougainvillier tente «de rivaliser avec les caresses du ciel, ces chênes géants qui vont très haut», où des femmes créent «des remous dans les marmites et des bulles de rêve» dans les têtes des enfants, où «des rivières et des cours d’eau» vont «courtiser de vastes plaines et de profondes vallées». Tout compte fait, on tangue en permanence entre boutiques, étagères, cahiers de comptes et leçons de sagesse qui transcendent les souffrances: «Ne laissez pas l’appât du gain vous mener sur de mauvais chemins, restez soudés. Un pour tous et tous pour un.»
Encore un livre sur l’exil et l’émigration, mais Christiane Dagher a su le rendre unique par son empreinte ensoleillée: un message d’espoir et d’humilité qu’elle sème dans l’esprit de ses lecteurs. À vous de le récolter!
Sana Richa Choucair
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