Le Hezbollah vient-il de lancer publiquement une nouvelle équation politique, le maintien de ses armes en échange de la préservation de l’accord de Taëf? C’est en tout cas la lecture faite par de nombreux observateurs au sujet des propos tenus dimanche soir par le chef du bloc parlementaire du Hezbollah, Mohammed Raad, lors d’un discours au Liban-sud.
« Ne nous portez pas à croire que vous voulez déroger à vos engagements vis-à-vis de l'accord de Taëf, sachant que celui qui ne veut pas de la résistance, ne veut pas de l'accord de Taëf», a souligné M. Raad, qui n’a pas hésité à ajouter: «Faites donc attention où vous menez le pays».
Même si la plus grande partie du discours était consacrée à des attaques contre les détracteurs du Hezbollah, les accusant de recourir à «l’incitation et la haine suite au regrettable incident de Kahalé», le ton menaçant de Mohammed Raad et l’équation «résistance-Taëf» ont été relevés par les observateurs.
(On rappelle que, suite au renversement mercredi soir à Kahalé d’un camion appartenant à la formation pro-iranienne et transportant des munitions, une fusillade a éclaté entre les riverains et des éléments du Hezbollah, tuant un habitant de Kahalé et le conducteur du camion).
Des analystes ont d’ailleurs établi un lien entre cette «équation» et les «démonstrations de force» effectuées régulièrement par le parti de Hassan Nasrallah dans plusieurs régions libanaises.
Souhaid : contradiction Taëf-armes
Pour Farès Souhaid, président du Conseil national contre l’occupation iranienne, les propos de Mohammed Raad ne prêtent pas à équivoque : «Il a présenté une équation politique, mettant l’accord de Taëf face aux armes du Hezbollah. Il nous menace en nous disant: si vous touchez aux armes du Hezbollah, je vais toucher à Taëf».
Cependant, souligne-t-il, Mohammed Raad «sait très bien que l’accord de Taëf n’autorise pas la présence d’armes illégales, hors du cadre de l’État libanais, ou d’armes qui relèvent d’une décision politique supranationale ou d’une décision régionale, de surcroit celle de l’Iran». C’est pour cela « qu’il y a une contradiction et non une homogénéité entre Taëf et les armes du Hezbollah», insiste Farès Souhaid.
Hamadé : déni de Taëf
La même opinion est exprimée par Marwan Hamadé, député du Rassemblement démocratique. À l’équation «les armes contre Taëf», il répond, du tac au tac : «Les armes sont contre Taëf».
Et d’expliquer : «Elles sont un déni total de l’accord de Taëf, qui stipule le désarmement des milices. Un sursis avait été accordé au Hezbollah, de manière officieuse, dans le cadre des efforts pour obtenir le retrait israélien. Et depuis l’an 2000, ces armes sont totalement illégales».
M. Hamadé rappelle dans ce cadre que «Taëf stipulait aussi le retrait des forces étrangères et prévoyait des relations dites alors 'privilégiées' avec la Syrie». De tout cela, «il ne reste que les armes illégales, une occupation étrangère et des relations avec la Syrie qui se résument à un million et demi de réfugiés chassés par la violence du régime syrien», constate-t-il.
Kassir : Engagement envers Taëf
En revanche, Kassem Kassir, analyste politique qui suit de près le dossier du Hezbollah, estime que les propos de Mohammed Raad ne constituent aucunement une menace de modifier Taëf. Selon lui, le chef du bloc du Hezbollah «souligne l’importance de la résistance face à l’ennemi israélien, et rappelle que l’accord de Taëf la mentionne».
«En fait, le Hezbollah réitère son engagement envers Taëf et demande son application», précise-t-il.
« Nouvelle Constitution »
L’opinion de M. Kassir n’est pas partagée par tout le monde. De nombreux observateurs sont convaincus que les propos de Mohammed Raad constituent une menace à peine voilée.
Si c’est le cas, que demande concrètement le Hezbollah?
«Quand nous parlons des armes hors du cadre de Taëf, de la Constitution et des résolutions internationales, nous glissons sur leur terrain. Le 14 Mars n’a pas pu poursuivre sur sa voie car il n’est pas resté attaché aux textes de référence. Il ne saurait y avoir de stratégie de défense hors du cadre de l’application de la résolution 1701», ajoute l’ancien secrétaire général du 14 Mars.
Pour M. Souhaid, le Hezbollah souhaite «une nouvelle Constitution sur base d’un nouvel équilibre de forces que l’Iran considère être en sa faveur au Liban, en Syrie, en Irak, sachant que Téhéran essaie par ailleurs de contrôler la carte palestinienne».
Selon lui, le Hezbollah estime que «c’est le moment ou jamais pour lui d’essayer d’obtenir des bénéfices au Liban, qu’il n’avait pas acquis lors de la signature de Taëf en 1989, car son rôle et celui de sa communauté au Liban sont plus importants aujourd’hui ».
Légalisation des armes
Pour Marwan Hamadé, la demande résultant d’une telle équation serait la suivante : «Légaliser les armes ad vitam æternam. Que la légalisation des armes de la soi-disant résistance deviennent partie intégrante de la Constitution libanaise».
Cependant, souligne-t-il, «cela ne pourrait mener qu’à une désarticulation du Liban, une explosion interne et une éventuelle division qui sera le pire des scenarios envisageables».
Cette équation paverait-elle la voie, comme le craignent certains analystes, à un changement du système, en vertu duquel la parité islamo-chrétienne au niveau du pouvoir serait remplacée par une répartition par tiers (chrétien-sunnite-chiite) ?
Pour M. Hamadé, «le fait que les armes ont la suprématie ôte tout sens à la répartition des pouvoirs, aux équilibres intercommunautaires, et au vivre ensemble prévu par le préambule de la Constitution. La parole finale reste aux armes. À ce moment-là, c’est donner libre cours à tous les fantasmes possibles et imaginables, dans un pays qui a connu trop de déboires depuis trois siècles dans ce sens».
Si une telle équation venait à être officialisée, les Libanais devraient-ils accepter de maintenir les armes pour préserver l’accord de Taëf ?
«Non, si on garde les armes, on abolit Taël», répond Marwan Hamadé sans hésiter.
Pour sa part, Farès Souhaid note que le « marchandage présidentiel » en cours entre le chef du Courant patriotique libre Gebran Bassil et le Hezbollah «ressemble de très près» à cette équation. «Il leur dit : donnez-nous une décentralisation administrative et prenez toutes les décisions nationales», ajoute M. Souhaid.
L’importance de Taëf
M. Hamadé souligne l’importance de la préservation de cet accord, signé le 22 octobre 1989, qui a mis fin à la guerre civile libanaise. «Taëf régule la vie politique libanaise à travers une Constitution qui est toujours de mise et qui ne peut être modifiée que par les représentants du peuple libanais à la Chambre», précise le député du Chouf. Il insiste sur le fait que cet accord permet de «ne pas laisser la voie ouverte à une explosion interne».
Farès Souhaid relève pour sa part que « malgré tout ce qui se dit au sujet d’une nouvelle Constitution ou d’un Liban fédéral, l’accord de Taëf reste pour la majorité des Libanais la bouée de secours pour organiser les relations libano-libanaises ».
Il met l’accent par ailleurs sur «le soutien inconditionnel de la communauté internationale à cet accord». Il rappelle dans ce cadre que les États-Unis, la France et l’Arabie saoudite ont publié le 21 septembre 2022 un communiqué conjoint appelant à l’élection d’un président de la République et à la formation d’un gouvernement qui puisse prendre en charge l’application de la Constitution libanaise, de l’accord de Taëf et des résolutions 1559, 1680, 1701 et 2650 des Nations-Unies.
Le même appel, qui insiste notamment sur le respect de l’accord de Taëf, a été lancé par le Groupe des cinq (USA, France, Arabie saoudite, Égypte et Qatar) qui s’est réuni à Doha, ajoute M. Souhaid.
Complémentarité des légalités
L’ancien député de Jbeil relève que «le socle juridique des résolutions 1559, 1680 et 1701 est l’accord de Taëf», soulignant qu’il « y a une complémentarité entre la légalité libanaise et la légalité internationale, qui ne peuvent être dissociées ». C’est ainsi qu’il estime que le Hezbollah « est en train de fragiliser Taëf, à l’intérieur, pour ensuite fragiliser les résolutions internationales ».
Pour Farès Souhaid, Mohammed Raad « a donné raison à tous ceux qui prônent que l’opposition aux armes du Hezbollah et à la mainmise iranienne sur le pays doit avoir des textes de référence, et l’accord de Taëf constitue l’un de ces textes essentiels, avec la Constitution libanaise et les résolutions de l’ONU ».
« Même ceux qui considèrent que Taëf est caduc doivent le soutenir aujourd’hui. Il s’agit d’une priorité nationale. Et Mohammed Raad nous a donné raison », relève-t-il en conclusion.
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