Du désir mimétique qui enflamme les sociétés humaines à la victime émissaire qui les apaise, il n’y a qu’un pas que René Girard franchit avec assurance. C’est au Centre universitaire méditerranéen (CUM) à Nice que Benoît Girard, petit-neveu de l’anthropologue, a donné une conférence intitulée «La violence et le sacré ou du roman au sacrifice» pour le centenaire de la naissance de René Girard. Comment le spécialiste de Stendhal en est-il venu à renouer le fil de la grande anthropologie classique et comment cette démarche, qui se voulait un retour aux sources, a-t-elle fini par bouleverser le champ des sciences humaines?
Benoît Girard
Spécialiste des guerres de religion, membre du comité scientifique de la Société des amis de Joseph & René Girard – dont le but est de transmettre une mémoire critique permettant de se ressaisir de la pensée de René Girard pour la réactualiser – et directeur de la revue Antigone parrainée par l’Académie française, Benoît Girard relève le défi d’exposer «comment on passe d’une théorie littéraire du roman à une théorie anthropologique qui résonne avec l’actualité la plus brûlante de notre monde: la violence».
Né à Avignon en 1923, René Girard étudie à l’école des Chartes puis se rend aux États-Unis en 1947, avec une bourse du gouvernement français. À la fin des années 1950, il est professeur de littérature française aux États-Unis à l’université Johns-Hopkins. Il poursuit sa carrière universitaire à Stanford de 1980 jusqu’à sa retraite en 1995. Élu à l’Académie française en 2005, il meurt dix ans plus tard à Stanford. Dans son essai Mensonge romantique et Vérité romanesque (1961), il analyse les œuvres littéraires de Cervantès, de Stendhal, de Proust et de Dostoïevski. Il en déduit que les personnages évoluent suivant la même mécanique de rapports. Il dégage une théorie du désir selon laquelle l’être humain est incapable de désirer par lui-même; il faut que l’objet de son désir lui soit désigné par un tiers. Le désir ne va pas d’un sujet à un objet selon une trajectoire linéaire, mais en passant par la médiation d’un autre. Il dessine un triangle. C’est le désir triangulaire. Loin d’être autonome, tout sujet a besoin d’un modèle pour savoir quoi désirer. À travers l’objet désiré, c’est le modèle nommé médiateur qui attire. René Girard écrit dans son essai: «Chacun se croit seul en enfer et c’est cela l’enfer.»
Centre universitaire méditerranéen (CUM)
Benoît Girard affirme: «La pensée de René Girard est une mise en mouvement, une remise en question d’un certain nombre d’idées toutes faites sur le monde. Dire ou ne pas dire est la stratégie du désir à laquelle s’adosse la théorie de René Girard quand il analyse les relations entre Julien Sorel et Mathilde de La Mole dans Le Rouge et le Noir. Se dire amoureux, c’est avouer son désir pour l’autre. Dès qu’on avoue, on se rend moins désirable. Car si on assume qu’on désire, c’est qu’on assume un manque et on n’est donc plus désirable. On retrouve cette question posée d’une manière plus fondamentale avec «Qu’est-ce que le langage?»
Le cheminement de René Girard s’inscrit dans le climat de la déconstruction des années 1960. Il introduit aux États-Unis la French theory ou le travail de déconstruction du langage illustré par Roland Barthes (théoricien de la littérature) et Jacques Derrida (philosophe). Cependant, quand Girard déconstruit le désir, explique l’historien, «il cherche à trouver un chemin vers le réel et non pas pour dire que le langage est purement performatif». Il se trouve, ainsi, en porte-à-faux vis-à-vis d’une pensée qu’il a contribué à nourrir et se met en retrait.
Puis il découvre les grands anthropologues du dix-neuvième siècle et remet en cause certains concepts de Freud et de Lévi-Strauss. L’être humain est un animal mimétique et l’imitation est une faculté d’apprentissage, mais si le désir porte sur le même objet, il y a rivalité et menace pour la survie d’une société. La violence est contagieuse. Le désir mimétique et la rivalité ont mené Girard à mettre la violence au cœur de sa pensée anthropologique et à étudier les sociétés religieuses archaïques.
Dans les mythes fondateurs, les frères ennemis s’entretuent, c’est la guerre de tous contre tous dont il résulte le chaos et la mort. Il s’agit alors de faire de la mimesis, source de désordres, un facteur d’ordre. Benoît Girard explicite:
«La communauté désigne un individu responsable de la crise, l’accuse puis le tue. En se polarisant sur une victime émissaire, cela lui permet de se réconcilier dans le meurtre. La paix revient. La victime sera divinisée parce qu’elle sauve la communauté. Elle est donc dotée de pouvoirs magiques. Cependant, quand la communauté replonge dans une nouvelle crise, on reproduit le meurtre avec des victimes de substitution considérées comme sacrées. Les dieux ne sont autres que des individus de la communauté qui ont été immolés.»
Comment définit-il le mythe? «Les mythes sont le récit du meurtre collectif raconté par la communauté, un récit qui ne dit jamais la vérité. Tout le pari de Girard est d’en reconstituer le schéma. Les hommes n’ont retenu que les effets bénéfiques de l’immolation. La méconnaissance de ce qui a eu lieu se perpétue dans des rites sacrificiels et des interdits pour éviter le retour de la violence.»
Dans son essai La violence et le sacré (1972), René Girard démontre que le mécanisme du bouc émissaire se trouve dans toutes les cultures. Ainsi, malgré leur diversité, il y a une unité de toutes les cultures. Elles ont une fondation religieuse avec le même objectif: empêcher les rivalités mimétiques et le retour de la violence. L’historien ajoute: «La crucifixion du Christ est un mécanisme sacrificiel. L’Évangile révèle que le Christ ou la victime émissaire est innocente et que la violence est à l’origine de toute société humaine.»
Conférence sur le centenaire de la naissance de René Girard
«Comment cette séquence s’inscrit-elle dans le débat de l’époque de Girard?», poursuit-il. «Les anthropologues structuralistes rejettent dans l’irréel tout ce que racontent les mythes. Girard, qui veut rendre compte de toute la culture humaine, fait figure de blasphémateur dans le milieu intellectuel de son temps et jusqu’aujourd’hui. Il a découvert dans l’anthropologie des dix-neuvième et début du vingtième siècles un trésor de la pensée dont il reprend les éléments et montre la cohérence.»
René Girard est aujourd’hui perçu comme un apologète du christianisme, ayant été converti par sa propre théorie. Rejeté par les anthropologues antireligieux, il dit qu’il est le premier à avoir formulé une théorie athée du religieux. Il part de la violence et rend compte de la religion qui parle du réel. Benoît Girard souligne: «Il met mal à l’aise la science moderne. Il réconcilie la science et la religion. C’est la pensée religieuse qui met l’humanité en route vers le réel.»
Alice Djermakian
Lire aussi
Commentaires