Vendredi 18 août, la lyre et l’accordéon du Club Social Bacchus ont étreint la majestueuse demeure des intellectuels Melhem et Nada Chaoul dans un tango passionné et passionnant, entraînant des mélomanes féru.e.s de culture et de musique latine dans leur danse. Les chorégraphes Mireille et Raja Safar, qui se sont connus lors d’un cours de tango, ont renouvelé leur « abrazo», enflammés par le jeu virtuose des accordéonistes Nagi Saliba et Habib Khalil. Comment est née la collaboration entre la fondatrice du Club Social Bacchus et la maîtresse des lieux? Entretien avec Chloé Fakhoury Kazan et Nada Chaoul.
Un spectacle enchanteur dans un palais enchanté
Une rencontre inspirée par la passion, celle de la fondatrice du Club Social Bacchus pour la musique et celle de Nada Chaoul pour son mari Melhem, disparu il y a un an, et pour la belle maison zahliote qui a abrité leur longue étreinte! Il fallait franchir le pas, faire vibrer les murs, réunir les ami.e.s et les passionné.e.s de tango, la musique emblématique de l’Amérique latine, cette région où vécurent les Chaoul. D’emblée, une magnifique sculpture représentant un couple de tangueros, réalisée par la peintre et sculptrice Nicole Karam, vous accueille dans la réception. Le spectacle démarre à 16h30 avec le mot très émouvant de la professeure de droit à l’USJ Nada Chaoul, connue aussi pour sa plume décapante et sa peinture de la société libanaise. Puis c’est au tour de Chloé Kazan Fakhoury, diplômée en lettres, théâtre et psychologie, de raconter le tango, les différentes étapes de son évolution et les grandes figures qui l’ont marqué de leur sceau, en alternance avec des danses fougueuses sur les airs mythiques du tango. Elle commence par définir l’étymologie du mot tango, qu’on associe tantôt au tambour, tantôt au soleil ou au dieu du tonnerre, ou aux lieux où l’on parquait les esclaves. Puis les artistes Mireille et Raja Safar présentent une chorégraphie sensuelle sur La Yumba d’Osvaldo Pugliese. Ensuite, Chloé Fakhoury résume les courants principaux de l'évolution du tango, selon la succession des périodes: la vieille garde (le tango primitif sur les rives du Rio de la Plata), la nouvelle garde, l’âge d’or, le déclin, le tango nuevo et le melting pot. Plus tard, c’est au tour de l’accordéoniste Nagi Saliba de jouer la partition El Choclo (L’épi de maïs) du compositeur Angel Villoldo, qui récolta un succès fou auprès du public argentin et français lors de sa sortie en 1903 à Buenos Aires. Sur ce, l’instigatrice du projet reprend la parole pour narrer l’histoire de La Cumparsita, l’un des plus célèbres tangos uruguayens du monde, composé par Gerardo Matos Rodriguez, qu’on surnomme «le tango des tangos» et qui est devenu l’hymne populaire et culturel de l’Uruguay par décret présidentiel du 2 février 1998. Elle souligne qu’elle a été jouée pour la première fois au café La Giralda, avant que les musiciens Nagi Saliba et Habib Khalil ne l’interprètent en duo à l’accordéon devant un public exalté. Elle enchaîne avec les caractéristiques du bandonéon, originaire d’Allemagne, qui est l’instrument emblématique du tango. Vient alors une danse effectuée par le couple Safar sur la musique de Lo que vieron mis ojos de Juan Canaro. La part belle est consacrée au roi du tango, Carlos Gardel, et à sa célèbre chanson Por una cabeza, jouée à l’accordéon par Habib Khalil. Avant le dénouement, Chloé K.F parle de la genèse de Libertango et du parcours de son compositeur Astor Piazolla, soutenue par l'interprétation du célèbre air de tango par Habib Khalil. Pour conclure, Chloé Fakhoury raconte brièvement la belle aventure du Club Social Bacchus, pendant que Mireille et Raja Safar nous emportent sur les ailes de La Cumparsita.
Le musicien Nagi Saliba dans l'allée du château
Chloé Fakhoury Kazan et l’histoire du tango
Vous avez attisé la curiosité du public en évoquant le halo de mystère qui entoure la naissance et la mort du plus grand mythe du tango, le roi Carlos Gardel, en suggérant plusieurs hypothèses.
De même, vous avez exacerbé la polémique autour de la paternité du tango (dit argentin), qui est selon vous également uruguayenne, même s’il a connu son essor à Buenos Aires et au Rio de la Plata…
Le Tango est «rioplatense». Cette appellation est souvent oubliée et l’on se contente souvent de qualifier le genre en question d’«argentin». Il est né sur les rives du Rio de la Plata, dans les faubourgs de Buenos Aires et de Montevideo. Ce mouvement populaire transgénérationnel est issu d’un grand brassage culturel. Les rythmes et la puissance des tambours constituent son socle, les migrants l’ont enrichi avec de nouveaux instruments et de nouvelles sonorités et les musiciens et chanteurs improvisateurs criollos l’ont ornementé de leur chant nommé «payada». C’est une culture musicale qui porte en elle tous les élans, tous les espoirs, tous les rêves, tous les chagrins, toutes les pulsions de nos aïeux, qui semblent venir du fond des âges.
Il y a deux courants principaux qui divisent le tango et entraînent une polémique entre traditionalistes et évolutionnistes. Quel est l’apport de chaque courant correspondant à une époque phare du tango?
La Vieille Garde est l’appellation donnée au mouvement culturel, à la scène et aux musiciens, poètes et danseurs qui ont été à l’origine du tango. Cette période marque l’entrée en scène du bandonéon qui destitue la flûte aux accents aigus. La sonorité devient ainsi plus grave, plus lente et plus profonde.
Le pianiste uruguayen Roberto Firpo impose le piano, qui détrône la guitare et contribue dès 1913 à structurer l’orchestre selon le schéma suivant: deux bandonéons, deux violons, le piano et la contrebasse.
Avec la Nouvelle Garde ou «le décarisme», le tango subit un remodelage, une édulcoration excluant ses références originelles aux lupanars et aux quartiers de mauvaise réputation. Le violoniste et chef d’orchestre Julio de Caro codifie l’architecture du tango. Chaque instrument y a un double rôle, particulier et collectif. Les rythmes sont plus lents, les mélodies plus sentimentales, excluant les syncopes dérangeantes. La musique n’est plus uniquement un support à la danse et au chant, mais une composition à part entière. Ces changements font émerger deux écoles: celle des évolutionnistes et celle des traditionalistes. Cette dernière propose une musique plus rythmée, dédiée à la danse, tandis que la tendance évolutionniste recherche une meilleure orchestration, une musique plus complexe, plus structurée. La taille des orchestres est aussi différente. Alors que l’école évolutionniste s’en tient au sextuor, les traditionalistes multiplient les instruments, allant jusqu’à exiger quarante musiciens, sans les chanteurs.
Les chorégraphes Mireille et Raja Safar au palais Chaoul
Astor Piazolla, l’Argentin d’origine italienne qui a donné au tango sa dimension savante, avait désiré un saxophone, mais ses parents lui ont acheté un bandonéon. Comment cet instrument allemand est-il devenu l’instrument phare du tango et pourquoi Piazolla est-il considéré comme le musicien de tango le plus important de la seconde moitié du vingtième siècle?
Certains considèrent que le bandonéon est une variante du concertina inventé par Carl Friedrich Uhlig, d’autres attribuent plutôt son invention à Heinrich Band. D’autres encore pensent que Band n'avait fait que le démocratiser et que son créateur était Carl Zimmerman. Quoi qu'il en soit, l’instrument porte bel et bien le nom d’Heinrich Band: «band…onéon». L’instrument, qui était à la base un orgue portatif destiné à l’exécution de la musique sacrée, aurait été amené par des marins qui l’auraient soit troqué contre une bouteille d’alcool, soit abandonné dans le port. Il deviendra l’instrument phare du tango, avec des figures incontournables comme Astor Piazzolla qui produit une inflexion dans l’histoire du tango et dans l’utilisation du bandonéon en apportant la nouveauté, l’avant-garde. Avec son «Tango nuevo», il bouleverse les codes du tango traditionnel, considéré comme une religion, en y intégrant différentes inspirations. Il emprunte au jazz, aux séquences harmoniques classiques et passe par le do mineur mozartien. Ses compositions sont riches en subtilités chromatiques, en montées, en tension, en contrastes sonores. Il sait jongler avec le flou d’une pièce mélancolique pour passer à la rigueur mathématique et cadencée d’un contrepoint sans altérer la proposition sombre, douloureuse et dramatique du tango.
Le musicien Habib Khalil à l'accordéon
Nada Chaoul, la gardienne du temple
Vous êtes juriste et autrice de deux ouvrages désopilants, Frimes et autres délits, édité chez Layali, et Clin d’œil, publié aux éditions L’Orient des livres. On ignorait la place occupée par la musique dans votre vie et voilà qu’on se retrouve dans votre palais enchanté avec des musiciens et des danseurs. Qu’est-ce qui vous a poussée à donner la parole à la musique, plus précisément au tango ?
Je suis beaucoup plus tournée vers l’écriture, les mots, que vers la musique, mais dans la famille de mon mari, chez les Chaoul, la musique a toujours joué un rôle prépondérant. Quand mon beau-père est rentré du Brésil, la première chose qu’il a ramenée avec lui, c’était un piano à queue Pleyel. Mon mari, Melhem, était un amateur de musique classique qu’il savourait longuement. Ma rencontre avec le Club Social Bacchus avait pour objectif de faire sortir la maison du silence, de faire vibrer les murs, comme feu Melhem Chaoul aimait le faire, de ressusciter ses désirs et d’ouvrir les portes de la maison, fermée les trois quarts de l’année. Pourquoi le tango? C’est lié à l’Amérique du Sud, car mon beau-père a vécu au Brésil et sa maison à Zahlé se situe également rue du Brésil. C’est dire l’importance de l’Amérique latine dans l’imaginaire et l’inconscient de la maison.
"Shall we dance", la sculpture de Nicole Karam
Dans vos billets dans l’Orient-Express puis dans l’Orient littéraire, vous critiquez la société avec un humour corrosif et hilarant. Mais nous devinons sous votre plume caustique une grande tolérance. Les évènements tragiques qui ont secoué le Liban et la société libanaise vous inspirent-ils de changer de genre littéraire et de registre? Ou votre verve humoristique dans la vie et dans l’écriture prendra-t-elle toujours le dessus?
C’est vrai que je promène mon regard sur la société dans laquelle on vit, mais cela relève non pas du sarcasme, mais de l’autodérision. Je n’observe pas la société beyrouthine de l’extérieur, comme le ferait une étrangère pour le plaisir de critiquer. Je considère que je fais partie intrinsèque de cette société et je suis attendrie en retrouvant chez les autres des habitudes que j’ai moi-même contractées. Je nous mets en scène, les membres de ma famille et moi, à leur corps défendant. Est-ce que les choses ont changé? Dans certains articles, j’en parle en mentionnant l’avant et l’après. Mais je ne m’érige jamais en juge ou en moralisatrice, car je ne prétends pas réformer la société. Il y a eu des changements, mais dans cette société méditerranéenne où tout le monde a envie de savoir ce que font les autres, la joie de vivre et le m’as-tu-vu continueront d’exister sous des formes atténuées. Sur le plan psychique, on constate la bonne vision que les Libanais.es ont d’eux-mêmes en s’autorisant la joie, l’abondance, voire l’opulence. Sur le plan social, c’est peut-être répréhensible, mais c’est aussi un trait culturel libanais. Oui, je crois que je privilégierai toujours l’écriture croquée à vif des billets et la peinture sociale. Et peut -être un jour, l'autobiographie.
Dans votre mot de bienvenue, vous avez salué la mémoire de votre mari défunt, l’éminent penseur Melhem Chaoul, et les différents bâtisseurs de cette belle maison traditionnelle: vos beaux-parents. Vous avez évoqué le rôle de vos enfants et même l’apport futur de votre petit-fils Raphaël. Cependant, pas un seul mot sur votre propre contribution. Une femme de tête est-elle une femme discrète?
Je suis plutôt flamboyante, pour être honnête. Mais dans le cadre du spectacle présenté qui consiste à faire revivre la maison Chaoul sur les plans culturel et artistique, je me considère comme une simple médiatrice, qui est là pour consolider les acquis, le patrimoine et faire passer le flambeau. C’est ainsi que je me suis considérée, durant quarante ans de mariage très heureux avec Melhem, mue par les liens de complémentarité qui nous unissaient. Notre devoir envers nos petits-enfants qui vivent à l’étranger, c’est de renforcer leurs racines. C’est pour ça que je veille à transmettre le bel héritage laissé par les aïeux, en espérant les sensibiliser aux traditions de leur village, Zahlé, et à la beauté du Liban.
Dans quelle mesure, des initiatives comme celles du Club Social Bacchus, peuvent-elles réorienter la société mondaine libanaise vers les acquis culturels, une compétition en érudition à rebours de la société de consommation qui prédominait avant 2019?
C’est vrai que ce n’était pas le désert culturel avant le Club Social Bacchus, notamment avec les festivals de Baalbeck, de Beiteddine, de Byblos, les Jeunesses musicales libanaises… Mais les crises sanitaire, économique et financière ont déstabilisé tous les secteurs de la vie. Les initiatives du Club Social Bacchus arrivent à point nommé et Chloé, qui est imprégnée de culture francophone et latine, apporte un regard nouveau sur la scène culturelle libanaise. Le mérite est d’autant plus grand que c’est un club créé au départ par et pour les zahliotes, alors que les grandes activités culturelles ont toujours été l’apanage de la capitale. Le Club Social Bacchus invite à la culture dans un festin des sens qui, tout en comportant une dimension de convivialité, ne se concentre pas sur la gastronomie libanaise, mais sur la musique, la parole, la danse et les différents arts. En l’espace d’une heure, l’assistance accède à des informations concises tout en jouissant d’un concert ou d’un spectacle avec une thématique riche dans une ambiance de partage. Concernant le déclin de la société de consommation, je crois que c’est plutôt la conséquence directe de l’inflation. Cela dit, des activités comme celles du Club Social Bacchus invitent à plus d’intériorisation et moins de consumérisme.
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