Dans la série portant sur les coups d’État qui ont fait le monde arabe contemporain, nous abordons dans un quatrième article le putsch de Adib al-Chichakli que nous présentons après ceux de Bakr Sidqi (Irak), Housni al-Zaïm et Sami al-Hennaoui* (Syrie).
Si les putschs syriens de 1949 s’expliquent par le traumatisme qu’engendra dans nos sociétés la «nakba» (défaite) palestinienne de 1948, ils trouvent également leur source dans la rivalité entre monarchies arabes et dans le projet obsessionnel d’un Croissant fertile placé sous la férule des Hachémites.
La "nakba" palestinienne de 1948 a suscité un tel choc dans la psyché des sociétés arabes, que les historiens ont tendance à croire qu’elle est la cause majeure, sinon unique, des coups d’État en cascade qui allaient affliger la Syrie à partir de 1949. Certes, la défaite arabe face aux «bandes sionistes» avait en effet traumatisé les populations syriennes, et plus largement arabes, au lendemain d’une indépendance arrachée de longue lutte aux autorités mandataires françaises. Mais faut-il oublier pour autant qu’à la même époque se livrait entre les monarchies du Moyen-Orient une sourde lutte et que les putschs qui, au pays des Omeyyades, se suivaient sans se ressembler en étaient la concrétisation?
Gardons à l’esprit que les deux royaumes d’Égypte et d’Arabie saoudite auraient vu d’un mauvais œil la création d’une Grande Syrie sous l’égide des Hachémites qui régnaient en Irak et en Jordanie. Ni le roi Farouk, ni le roi Ibn Saoud ne voulaient ressusciter le vieux projet avorté de Faysal Ier.
Par ailleurs, si une union fusionnelle, confédérale ou autre, entre la Syrie, l’Irak ou la Jordanie, n’était pas pour déplaire à une partie de la population syrienne, cela ne voulait pas dire qu’un tel projet faisait l’unanimité dans l’opinion. Il y avait, entre Alep, Damas, Hama, Homs et Lattaquié, un courant politique qui s’opposait farouchement à de telles entreprises, ne serait-ce que parce que les deux royaumes hachémites étaient de fait sous la coupe britannique. «Nous n’avons pas chassé les Français de notre pays pour les remplacer par les Anglais», était l’expression d’un nationalisme syrien sourcilleux.
Les trois coups d’État de 1949 en Syre doivent être envisagés à travers cette grille de lecture. Si Housni al-Zaïm (putsch du 30 mars) n’était pas chaud pour une union avec l’Irak, il faut croire que Sami al-Hennaoui (putsch du 14 août) n’aurait pas hésité à tenter l’aventure. Et c’est là qu’allait intervenir Adib al-Chichakli (putsch du 19 décembre) pour mettre un terme à ces projets, lesquels auraient indirectement vassalisé la Syrie (1).
Le parcours du combattant
Adib al-Chichakli était né en 1909 à Hama (2). Il entama sa carrière militaire sous le Mandat français, participa à la guerre de Palestine en 1948 à la tête d’un régiment de volontaires et rejoignit entre-temps, mais à une date indéterminée, le Parti syrien national social d’Antoun Saadé. En tant qu’officier, il fut victime des purges de Housni al-Zaïm, et c’est grâce à Sami al-Hennaoui qu’il réintégra les rangs de l’armée syrienne.
Le 19 décembre 1949, le colonel Chichakli arrêta le général Hennaoui, l’accusant d’être à la solde d’un pays étranger et de conspirer contre les intérêts de la Syrie. L’armée n’allait pas directement exercer l’autorité et un gouvernement civil allait prendre les rênes du pouvoir, du moins dans la forme. Le 4 septembre 1950, la Chambre des députés, réunie en Assemblée constituante, approuva une nouvelle Constitution. Mais la gestion civile, laissant à désirer, n’arrivait pas à juguler les graves problèmes économiques. Par ailleurs, les forces politiques se méfiaient de l’influence de Chichakli qui, bien que ne figurant pas à la tête du pays, tirait les ficelles par l’intermédiaire de son compagnon d’armes, le colonel Fawzi Selo, qu’il avait nommé ministre de la Défense.
Le 28 novembre 1951, Al-Chichakli se saisit ouvertement du pouvoir en arrêtant les membres du Conseil des ministres et en désignant le même Fawzi Selo président du nouveau cabinet qu’il venait de constituer. À partir de là, il allait donner libre cours à ses tendances dictatoriales: il se mit à légiférer par décrets, maintenant l’administration publique et la Justice sous sa coupe.
Chichakli portant le képi français en sa qualité d'officier de l'Armée du Levant.
Mécontentement populaire
Montant d’un cran, il allait dissoudre, en date du 6 avril 1952, tous les partis politiques et lancer sa propre organisation qui allait porter le nom de Harakat al-tahrir al-‘arabi (3).
En juillet 1953, il fit approuver par référendum populaire une nouvelle Constitution qui instituait un régime présidentiel. Comme de bien entendu, il s’était lui-même installé à la tête de l’État; les députés de son parti bénéficièrent d’une large majorité à la Chambre, les autres partis politiques ayant boycotté les élections.
Le mécontentement populaire allait gronder vers la fin de l’année 1953. Les étudiants s’étant insurgés et les druzes de Jabal al-‘Arab étant entrés en sédition. L’opposition politique, prenant son courage à deux mains, ne cachait plus sa volonté de renverser le régime. C'étaient indéniablement des troubles attisés par Bagdad. Le 27 janvier 1953, le pouvoir procéda à l’arrestation des divers chefs de faction et, dans la foulée, à la fermeture de leurs journaux. Plus le régime se raidissait, plus ses ennemis s’enhardissaient. Ayant enregistré un soulèvement de certains régiments de l’armée à Alep, le 25 février 1954, Al-Chichakli jugea utile de renoncer au pouvoir et de quitter le pays pour éviter un bain de sang.
Il se réfugia au Brésil où il fut assassiné en 1964, non sans avoir essayé à plusieurs reprises de reprendre pied en Syrie. La tentative la plus précieuse fut celle de 1955, parrainée qu’elle était par le Parti syrien national social.
Conclusion hâtive
On tient généralement les trois putschistes de l’année 1949, Zaïm, Hennaoui et Chichakli, pour responsables de la voie si peu démocratique que la Syrie allait prendre par la suite. Ces conjurés auraient introduit dans les mœurs nationales un usage périlleux, celui de l’ingérence des officiers de l’armée dans la vie politique. Cependant, ce jugement un tant soit peu catégorique gagnerait à être révisé.
Il faudrait rappeler que les sociétés du Bilad al-Sham n’étaient pas prêtes à adopter un mode libéral de gouvernement qui admettrait l’alternance au pouvoir, et ce ne sont pas les élites censément occidentalisées de Damas ou d’Alep qui pouvaient valablement gérer un pays sous fortes pressions démographiques et économiques.
Dans notre imaginaire collectif, depuis les Mamelouks et les Ottomans, seul l’homme d’épée (rajol al-sayf) est en mesure de gouverner du moment qu’il incarne la dignité de la force (haybat al-qouwa) et le pouvoir de réprimer (qoudrat al-qama’). C’est en chefs des armées que Hussein de Jordanie et son fils Abdallah II, anciens de la Royal Military Academy de Sandhurst, ont veillé à la destinée de leur Royaume. De l’autre côté de leurs frontières, c’est en uniforme que Saddam Hussein se faisait plébisciter par les foules irakiennes, lui qui n’était jamais passé par une école de guerre. En Égypte, Naguib, Nasser, Sadat ou Moubarak étaient des militaires de carrière. De même au Liban, trois généraux se sont succédé à la tête de l’État depuis l’accord de Taëf...
Si des officiers sont au pouvoir en Orient arabe, c’est que la nature des choses l’exige. Ce ne sont pas les putschistes qui ont introduit les coups d’État dans nos mœurs politiques, ce sont ces mœurs mêmes qui ont appelé des hommes forts à la tête du pays. Ce sont nos expectatives et attentes qui ont fait le lit des dictateurs. On peut le regretter, mais s’il y a un reproche à faire, c’est à notre univers mental qu’il faut l’adresser!
Youssef Mouawad
[email protected]
Cf. Ici Beyrouth, 10 février/ 28 avril/ 16 juin 2023.
1- Deux jours avant le putsch du 19 décembre, le colonel Chichakli s’était confié à un journaliste et lui avait assuré que l’union avec l’Irak que le parti du peuple (Hezb al-Chaab) comptait établir ne saurait être admise, et qu’il donnerait sa vie pour défendre la République syrienne, Cf. Bassam Barazi et Saad Fansa, Adib al-Shishakli (1909-1964), al-Haqiqa al-Mughayaba, Riad el-Rayyes Books, Beyrouth, 2022, pp. 127-128.
2- On a dit que sa famille était d’origine kurde mais ce qui est évident c’est que son nom a des consonances turques.
3- Mouvement de libération arabe.
Lire aussi
Commentaires