La lettre de Badr à Joséphine
©Illustration de Nora Moubarak
De la part de Badr,
Maison jaune
Rue Mar Mitr
Quartier d’Achrafieh
Beyrouth, Liban
Joséphine March
Maison de la famille March
Concord, Massachusetts
États-Unis
Beyrouth, le 3 mars 1991
Chère Jo,
C’est en français que je vous écris, car jamais ô grand jamais je ne m’aventurerais à m’adresser à vous dans votre langue maternelle. Ma bouche écorcherait sans vergogne les subtilités de votre accent et la construction de mes phrases serait une insulte au lexique et à la syntaxe anglais. Et pourtant, comme je m’amuserais d’user de mots d’argot avec vous!
Je me prête à imaginer que vous êtes attablée avec moi devant un brunch digne de ceux qu’Hannah vous prépare le jour de Noël. Je suis gagnée par la honte à l’idée de le déguster avec tant de gourmandise, et sur ce point (aussi) nous nous ressemblons. Je sais que vous l’avez tant de fois cédé aux nécessiteux et j’agis moi-même de la sorte avec les plus affamés de cette capitale dans laquelle je vis et que je ne reconnais «guerre» plus. Voyez comme j’aime la langue…
L’ambiance ici s’inspire de l’intérieur de votre maison de famille, en particulier les fauteuils moelleux recouverts de plaids et les pans de murs entiers recouverts d’étagères de livres. Cela est propice à mes rêveries et m’insuffle le courage de prendre la plume. Vous verrez que je ne suis pas habituée, déjà plusieurs tâches d’encre bleu nuit parsèment cette lettre comme des gouttes de pluie. Mais j’avais envie de ce bond dans le passé, bien plus excitant qu’un stylo.
J’adorerais vous observer en train d’écrire, discrètement, telle une petite souris cachée dans un trou pour ne surtout pas risquer de perturber votre concentration. Je regarderais comment vous trempez la pointe de la plume dans l’encrier, sans doute avec plus de parcimonie que moi, et comment vos idées viennent se coucher sur le papier.
J’aimerais écrire avec vous, apprendre de votre art, plonger dans les méandres de votre imagination, la laisser me mener en bateau, me duper, me perdre, me surprendre, m’émouvoir avant même de vous lire!

Je me serais délectée de vous écouter, des heures durant, faire la lecture que vous imposait la vieille Tante March. Je peux vous affirmer que je ne me serais jamais endormie! Je crois même que je vous aurais secondée, une lecture à deux voix… ne serait-ce pas merveilleux?
J’aurais souhaité créer avec vous cette école pour enfants dans sa grande maison lorsque Tante March s’est envolée. Nous aurions nourri ce projet de passion, de bienveillance, de générosité et de littérature. Quel plus beau cadeau offrir que l’éducation et la culture pour toutes et tous! Si vous saviez comme cela est nécessaire dans ma Beyrouth détruite par la guerre civile. Je ne désespère pas de réussir un jour, ce ne sont pas les moyens qui me manquent, mais le bon vouloir d’instances plus grandes que moi.
Je ne vous trouve le tempérament ni instable ni impétueux. Votre impulsivité est une qualité qui a fait naître de grands projets ! Je le sais, je suis animée par la même énergie. De celle qui jaillit du fond du ventre, secoue tout sur son passage et ne s’apaise que lorsqu’elle a touché au but. Souvent, elle se meut en mots qui noircissent des lignes, qui remplissent des pages reliées qui deviennent des livres et garnissent une bibliothèque.
Nous sommes semblables physiquement. Moi aussi, adolescente, j’étais déjà très grande et très mince. Sur ma tête pleine poussent d’épais cheveux noirs que je coupe volontiers à la garçonne, même si ce n’est pas pour les mêmes raisons honorables que vous, à l’époque.
Mes pupilles tirent sur le gris quand je suis en colère, mon nez n’est pas bien droit et mes mains sont longues comme les histoires que je leur demande d’écrire.
Vous êtes une icône pour moi vous l’avez compris et pour le monde aussi! Le savez-vous seulement?
J’aimais vos étalages de feuilles jaunies et griffonnées dans le grenier des sœurs March, le théâtre de leurs pièces enflammées. Comme je rêvais moi aussi d’atteindre un jour la pile de manuscrits qui trônait sur votre bureau, faiblement éclairée de la lueur d’une bougie. Comme je fantasmais ces heures emplies d’écriture et d’aventures que vous voliez à la nuit, transformant le temps en romans! Cela doit encore vous arriver aujourd’hui…
Comme j’ai pleuré quand Amy a brûlé votre manuscrit, consumant un morceau de votre cœur au passage. Imaginez si vous aviez jeté au feu l’un de ses tableaux en représailles!
Chère Joséphine March, vous êtes une femme écrivain. Une écrivaine. Une auteure. Une autrice. Une plume résolument féministe et avant-gardiste. Jo l’intrépide, Jo le garçon manqué. Quelle curieuse expression! Je ne crois pas que l’on puisse véritablement affirmer qu’il vous «manque» quelque chose pour être un garçon et à la fois qu’il vous «manque» de la féminité pour être pleinement fille.
Je suis une écrivaine moi aussi, mais qui pleure la censure d’un pays qui n’a encore rien compris. Et dont je pressens qu’il ne comprendra jamais rien. Mes romans racontent des histoires de liberté, d’émancipation et des histoires d’amour aussi. Mais si en France où je les publie Anita peut aimer passionnément Rose, ce ne sera jamais le cas au Liban. Ici, je ne suis pas visionnaire ou libérée, je suis vulgaire, une honte. Parce que deux femmes ne peuvent s’aimer d’amour, s’embrasser et encore moins devenir mères. Alors mon histoire ne verra jamais le jour en arabe. Heureusement que mon prénom est mixte et que cela me permet de cultiver le doute. «Badr: l’enfant modèle».
Je vous écris parce que mon enfance a été bercée par l’histoire de votre famille, par le courage de votre père, le docteur March, par la tendresse de votre mère, la complicité et la générosité de vos sœurs.
J’écris parce que vous êtes mon modèle. J’ai failli porter un prénom parent du vôtre: Josée. Jo. Un prénom fort, fier et doux comme une caresse.
Je vous écris parce que si un jour ma plume et mon cœur deviennent aussi sincères que les vôtres, alors je serais comblée.
Je vous écris, car je crois que même si je suis une femme arabe et que je n’ai pas le droit d’écrire les histoires d’amour que je veux, j’ai l’espoir de changer le monde à votre manière.
Ce récit s’inspire de l’histoire de l’écrivain Rabih Alameddine, l’un des écrivains de la «littérature migrante».
Comme l’explique Syrine Hout au sujet de cet auteur: «Choisir d’écrire en anglais, libère et limite tout à la fois l’auteur arabe. […] Les stratégies narratives et discursives permettent à Alameddine de faire entendre sa voix, par le biais de codes culturels et d’agents propres aux pays d’accueil. De plus, il peut aborder les sujets qu’il souhaite tels que l’homosexualité. En revanche, cela ne lui permet pas d’être traduit en arabe.»
Commentaires
  • Aucun commentaire