«La sexualité féminine dans tous ses ébats»
Colette disait déjà au début du vingtième siècle «ces plaisirs qu’on nomme à la légère physiques». Aujourd’hui, la femme, plus ou moins libérée, redessine la cartographie de son corps, ce territoire convoité et régenté par l’homme et la société patriarcale, et veut s’approprier son bien confisqué et occulté, autant par les théories, la religion et les préjugés que par les œuvres pornographiques. La psychiatre, psychanalyste et sexologue Dre Céline Causse, autrice de plusieurs ouvrages de référence, a accordé à Ici Beyrouth un entretien passionnant autour de son ouvrage quasi exhaustif, La sexualité féminine dans tous ses ébats, publié aux éditions Fayard.
Vous dites dans votre livre qu’en 1844, l’anatomiste allemand George Ludwig Kobelt est le premier à souligner le rôle exclusif du clitoris dans le plaisir, détrônant ainsi le vagin. Vous dites aussi: «Le plaisir sexuel de la femme est beaucoup plus dans la tête que dans le vagin». Parler de plaisir vaginal, est-ce une aberration?
Il n’y a pas de récepteurs de plaisir dans le vagin, pas plus que de douleur. Ce qui procure à la femme du plaisir dans l’accouplement, c’est la stimulation du clitoris, notamment de ses branches internes, situées autour du vagin. Cependant les femmes ressentent un énorme plaisir dans la pénétration, car ce plaisir est d’ordre psychologique et implique l’union, la fusion des corps, la complétude.
Ce qui est obstinément montré dans les films pornographiques, ce qui est décrit dans certains livres, ne correspond pas à la réalité du plaisir féminin.
Il n’y a pas de support physiologique au plaisir vaginal proprement dit. La pornographie a inspiré malheureusement à beaucoup trop d’hommes que des mouvements de va-et-vient rapides déclenchent le plaisir de la femme. Mais si la plupart des femmes n’atteignent pas l’orgasme grâce à la pénétration, elles peuvent le ressentir si elles associent une stimulation de l’organe externe du clitoris, avec leurs doigts ou par frottement. Pour expliciter davantage, une femme qui est en position dessus va plutôt faire des mouvements de bascule du bassin d’avant en arrière, avec un frottement du clitoris sur le corps de son partenaire et une stimulation du clitoris situé au niveau de la jonction, à l’entrée du vagin, entre les branches du clitoris (les corps spongieux, les corps caverneux et ce qu’on appelle le point G). Elle peut aussi contracter les muscles du périnée. Le corps du clitoris est recouvert par les muscles du périnée, les muscles bulbocaverneux et ischio- pubiens. Quand on contracte ces muscles-là, il y a une pression sur les corps spongieux et caverneux qui va stimuler les récepteurs du plaisir.
On dit que la sexualité féminine a toujours été occultée. S’agit-il de l’importance du clitoris occultée au profit de l’accouplement pour la pérennité du couple et de la procréation?
Oui, cela veut dire que le plaisir de la femme est mis totalement de côté pour mettre en évidence sa fonction reproductrice. Auparavant, il était mal vu qu’une femme prenne du plaisir au lit. L’épouse était là pour donner des enfants. Pour s’éclater, les hommes fréquentaient les filles de joie. Ce n’est qu’en 1960/1970, avec la revendication des femmes au plaisir sexuel et à la libre disposition de leurs corps, que les choses ont évolué. Mais les femmes ne s’exprimaient pas sur le clitoris, encore moins de son important volume interne. C’est arrivé en 1998, grâce à l’urologue australienne Helen O’Connell qui en a révélé l’anatomie. Aujourd’hui, d’ailleurs, c’est le revers de la médaille: les hommes souffrent des pressions qui les mettent au défi de faire jouir les femmes.
Pourtant, quand elles pratiquent l’onanisme au début de leur éveil sexuel, les jeunes filles découvrent l’importance du clitoris. Pourquoi acceptent-elles d’occulter leur sexualité dans le coït avec l’homme ou après le mariage?
D’abord les hommes pratiquent le plaisir solitaire, beaucoup plus que les femmes. Mais le nombre de femmes qui pratiquent l’onanisme est de plus en plus grand. Il faut souligner que ces femmes qui stimulent le côté externe du clitoris ne vont quasi jamais associer une stimulation interne du vagin. Mais dès qu’elles rencontrent un homme, elles oublient leur propre plaisir pour protéger la virilité de l’homme et lui dire en quelque sorte: tu vas réussir à me donner du plaisir uniquement avec ton organe masculin, et moi, je me moque bien de caresser mon clitoris, uniquement pour toi. C’est ancré dans les mentalités des hommes et des femmes que c’est le pénis de l’homme qui est responsable du plaisir féminin.

La franchise de la femme sur ce plan, risquerait-elle de déstabiliser l’homme?
Les hommes ne sont pas vraiment au courant du fonctionnement de leur propre sexualité. Il y en a beaucoup qui pensent encore que leur sexualité est purement mécanique. C’est hallucinant, le nombre de commentaires d’hommes sur mon livre portant sur la sexualité masculine qui n’avaient pas conscience que leur sexualité était aussi complexe et aussi dépendante du cerveau que la sexualité féminine. Un homme qui n’a pas d’érection n’est pas un homme qui n’éprouve pas de désir sexuel. Pour la femme, c’est ainsi: s’il n’a pas d’érection avec elle, c’est qu’il ne la désire pas. Les femmes protègent le narcissisme de l’homme, lui signifient qu’il est capable de leur donner beaucoup de plaisir, et c’est pourquoi on voit augmenter les taux de simulation, aussi bien chez la femme que chez l’homme.
Comme si vous insinuiez que l’éjaculation n’est pas un signe d’orgasme?

Oui, l’éjaculation n’est pas du tout synonyme d’orgasme. Les hommes ne le disent pas, car souvent, ils ne le savent pas vraiment. Mais quand on leur pose directement la question, ils approuvent. D’ailleurs ce sont deux mécanismes neuronaux totalement séparés. Dans la sexualité masculine aussi, on manque de communication et il y a beaucoup de tabous. Si l’homme et la femme dépassent les préjugés et expriment leur ressenti, ce qu’ils aiment ou n’aiment pas, les choses seraient beaucoup plus simples. La sexualité, pour atteindre le plaisir, ça se travaille. Ce qui est naturel, c’est la sexualité reproductrice.
Mais si quelqu’un. e doit reprocher quoi que ce soit à Freud, c’est bien la femme, car il a expliqué sa libido et son inconscient en se basant sur ceux de l’homme. Il a dénié à la femme toute possibilité de marquer la culture de son empreinte spécifique. En d’autres termes, biologiquement femme, elle est culturellement homme.
Je suis moi-même psychanalyste, et je pense que les théories de Freud sur la sexualité sont complètement dépassées. Certes, il a le mérite d’avoir parlé librement de sexualité dans un contexte très puritain. Ce qui l’intéressait, lui, ce n’était pas le plaisir sexuel. Dans sa vie personnelle, il a rapidement mis la sexualité de côté. Seuls l’intéressaient les complexes, les névroses, les perturbations et les inhibitions en relation avec le plaisir, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. La psychanalyse est un cheminement, une aventure passionnante. Moi-même, j’ai fait une psychanalyse. Cela a changé mon rapport à la vie, au monde et au plaisir en général, en me permettant de me libérer de certaines défenses, mais ça ne guérit pas l’anxiété. On a cru qu’il existe une méthode thérapeutique pour être heureux, mais c’est une gageure.
Comment expliquer l’asexualité à la lumière de l’héritage freudien?
Si on peut en discuter en fonction de la théorie freudienne de la libido, les personnes qui ne ressentent pas de désir sexuel pour autrui orientent leur énergie psychique (car la libido n’est pas que sexuelle) vers d’autres champs comme les relations affectives, l’art. Heureusement, on n’est pas obligé d’avoir des relations sexuelles toute sa vie, pour être bien dans sa peau, comme on le voit bien dans le livre d’Ovidie La chair est triste, hélas où elle raconte ses années de pause sexuelle. On peut avoir une vie très riche et une grande énergie sans sexualité. Le plaisir sexuel n’est absolument pas obligatoire pour être épanoui. L’asexualité est un phénomène récent, et tout ce qu’on peut en dire au niveau psychologique et physiologique sollicite une grande prudence. Peut-être qu’il y aura une évolution, une perte de vitesse de la sexualité dans les années à venir. Celle-ci est presque devenue un diktat, avec des injonctions au plaisir pour la femme et l’homme, ce qui crée des pressions et des troubles de l’érection chez les hommes jeunes.

Le point G est-il un mythe? Ou un point difficile à localiser, à la conquête duquel la femme va comme elle irait à la chasse d’un trésor enfoui dans une île?
Anatomiquement, on voit qu’il y a une zone particulièrement vascularisée, particulièrement innervée, dans la paroi externe du vagin, au niveau du carrefour entre les différentes branches du clitoris, les corps spongieux et caverneux. Il y a eu des études, notamment par échographie, menées par des médecins français qui ont montré que, lors de l’acte sexuel, le clitoris vient se coller contre la paroi vaginale, et ce carrefour que je viens d’évoquer, se colle sur le point G. Comment reconnaître sa localisation? Quand ça provoque une envie d’uriner, car on se stimule l’urètre, puisque c’est le canal qui va de la vessie vers l'exérieur. Évidemment, c’est une fausse envie d’uriner et cela signifie qu’on est au bon endroit, il faut donc poursuivre la stimulation. Le point G est une partie interne du clitoris.
Aujourd’hui, on assiste aux dérapages de la libération sexuelle. Exhiber à outrance les rapports homosexuels, faire la promotion du trouple dans le cadre du polyamour par exemple.
On assiste à une redéfinition totale de la notion du couple, avec beaucoup plus de liberté. D’une part, la femme est devenue indépendante et, globalement, elle n’a plus besoin de s’engager avec un homme pour vivre, que ce soit financièrement ou affectivement. D’autre part, on trouve les deux extrêmes qui cohabitent en ce moment. Les couples monogames, les couples polygames et les partenaires fermés aux autres qui vont s’accrocher à la fidélité du couple et la remettre au centre de la relation. Par ailleurs, être amoureux à trois, ça existe depuis la nuit des temps. L’homme s’octroyait ce droit-là et la femme acceptait les injonctions de la société patriarcale. Par exemple, dans le roman L’amant de Lady Chatterley, la femme aime son mari et tombe amoureuse de son amant, ce qui fait un trouple qui n’est pas nommé. La relation à trois est fantasmatiquement porteuse de désir. Il y a des hommes qui aiment leur femme d’amour, mais ont une maîtresse qui cristallise leurs désirs. Le philosophe Robert Misrahi, dans son livre L’érotique du bonheur, traite ce sujet. Marié avec une psychanalyste, il entretenait parallèlement des relations avec d’autres femmes.
Quand les partenaires représentent chacun. e un idéal, c’est encore compréhensible. Par exemple: aimer d’amour platonique une personne et en désirer sexuellement une autre, comme Baudelaire avec Jeanne Duval, sa muse érotique et Madame Sabatier, la femme idéalisée. Mais quand il n’y a aucune barrière entre les partenaires dans le cadre du polyamour, que tout le monde aime et désire tout le monde! Je me rappelle l’exemple de cette femme trahie qui va tomber amoureuse de sa rivale et accepter de s’aimer à trois pour garder son mari, dans le cadre d’un témoignage à la télé française.
Le trouple, c’est rarissime. Le polyamour, c’est très compliqué avec la jalousie! Une relation à deux exige déjà beaucoup d’énergie et de temps! Oui, il y a beaucoup d’hommes qui ont du mal à continuer de désirer leur femme lorsqu’elle devient mère. En psychanalyse, cela a été étudié dans le complexe de la madone et de la putain. L’épouse est la mère des enfants chéris, la pourvoyeuse de sécurité, la gardienne du foyer, qu’ils vont idéaliser, quitte à prendre une maîtresse qu’ils pourront psychologiquement désirer comme un objet sexuel. En revanche, la femme mariée, qui prend un amant, va tomber amoureuse de lui et, beaucoup plus fréquemment que l’homme, elle quittera son mari pour suivre son amant. Cela dit, la nouvelle génération en Europe ne pense pas comme nous. Les jeunes sont beaucoup plus décomplexés et on ne sait pas encore ce que ça va donner. D’ailleurs, on se marie de moins en moins.
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