Apprenons donc que l’impunité est universelle


Il y a quelques jours, en l’occurrence le 5 septembre 2023, le jury du prix Goncourt a annoncé les titres des seize romans entrés en lice pour se concurrencer et se voir s’éliminer l’un l’autre, l’un après l’autre, jusqu’à la date de la proclamation du gagnant en date du mardi 7 novembre 2023. La sélection effectuée compte deux primo-romanciers, dont une historienne très particulière et qui nous intéresse ici: Cécile Desprairies, auteur de La Propagandiste.

En quelques mots: Qui est Cécile Desprairies?
Ayant fait des études de philosophie et de lettres, Cécile Desprairies est reconnue comme historienne, ayant consacré sa vie professionnelle à l’histoire de l’Occupation allemande de la France et de la Collaboration (1940-1944). Elle a, dans ce sillage, écrit plusieurs ouvrages éclairant les événements de cette période. Dans Voyage à travers la France occupée, 1940-1945. Quatre mille lieux à redécouvrir, par exemple, un ouvrage monstre de 1120 pages, paru aux Presses Universitaires de France (PUF) en avril 2024, elle jette la lumière sur un très grand nombre de villes et de lieux, pour y mettre en relief les femmes et les hommes qui les ont habités à l’époque de l’Occupation, la manière dont ils y ont vécu, dont ils ont agi, collaboré peut-être, sans doute… Elle décrit aussi ce que ces villes et ces lieux sont devenus  à l’aune même des événements qui les auront marqués de façon indélébile, bien que la mémoire collective ait certes cherché à les gommer et à s’en croire purifiée.
Étrangement, en août 2023, à peine quelque quatre mois après la parution de son dernier ouvrage historique en date, elle fait paraître un roman autobiographique intitulé La Propagandiste, aux éditions Seuil, dont le récit porte sur l’histoire de sa mère Lucie, une femme mystérieuse et dangereuse pour la petite enfant que Cécile Desprairies était. Il évoque, en même temps, l’histoire de sa famille dans son ensemble. Justement, une famille illustrant de manière éclatante la Collaboration, son idéologie, ses secrets et ses agissements.
Cécile Desprairies
Le récit de La Propagandiste: Une dénonciation de l’impunité ?
Dans La Propagandiste, sélectionné pour le Goncourt 2023, l’historienne raconte, en optant pour le genre du roman autobiographique, le «gynécée» qui a peuplé son enfance: les réunions quotidiennes des femmes de sa famille, en l’occurrence sa grand-mère maternelle, sa tante, sa cousine, dans l’appartement de sa mère Lucie où se tiennent, en même temps que d’apparents échanges légers et distrayants, des conciliabules à mi-mots, voire en langage codifié, qui aiguisent la curiosité de la petite fille. Devenue adulte et historienne, spécialiste de l’histoire de la France occupée au cours de la Seconde Guerre mondiale (une illustration de plus que l’inconscient fait des choix à l’insu du sujet lui-même), la narrée endosse la fonction de narratrice pour révéler les secrets que couvaient toutes ces messes basses de son enfance et qui s’avèrent notamment en lien avec la Collaboration. Lucie se révèle avoir été la propagandiste du troisième Reich à Paris, en couple avec un Alsacien, Frédéric, devenu Friedrich, généticien de son métier, convaincu des théories de la race pure, pendant même que la plupart des membres de la famille de Lucie collaboraient avec le même zèle, chacun dans son coin et chacun de son mieux, qui pour s’enrichir à dos des juifs en fuite, qui pour devenir célèbre et adulé, qui pour acquérir une liberté sans bornes. Il y est question d’amies de Lucie de bien modeste souche devenues des escortes embourgeoisées et très courues par les officiers allemands, de grand-oncle musicien et homosexuel qui réussit à vivre en grande pompe grâce à la protection de l’Occupant, d’héritage qui grossit jusqu’à devenir obscène, de femmes de la famille, dont Lucie, qui dédaignent ouvertement leur maternité, étant occupées à plaire et à collaborer, de brochures, de tracts, etc. Il y est aussi question de la débâcle que provoqueront le débarquement de Normandie et la victoire des alliés, et plus particulièrement de l’urgence de la fuite et de la nécessité de «se blanchir» pour éviter la punition.
Lucie tient alors une grande réunion de famille au cours de laquelle elle assignera à chacune et à chacun différentes missions pour escamoter leur vérité et éviter, notamment aux femmes, de se retrouver, têtes rasées, traînées dans Paris, insultées, voire peut-être aussi lapidées, et aux hommes de se retrouver arrêtés et jugés. L’œuvre de gommage, d’effacement se met alors en branle: Lucie et sa famille finissent par s’en sortir très bien, même si tous se retrouvent paupérisés à des degrés différents. Ils sont, en tout cas, tous et chacun, chacune (là est l’essentiel), complètement étrangers à la Collaboration (qui ne revient dans les récits des femmes, des années plus tard, que lors de ces réunions matinales chez Lucie dont les conversations codifiées et les non-dits laissent la petite Cécile dubitative).
Que nous dit La Propagandiste, aux côtés du récit autobiographique et de la rupture du tabou familial? Le roman nous dit, bien probablement, la possibilité de l’impunité dans le monde, sinon tout carrément son évidence. En effet, même si l’Histoire humaine fait montre de certains jugements et punitions notoires à travers les siècles de personnes ayant commis l’inénarrable sous toutes ses formes, il n’en demeure pas moins que leur nombre est frugal en regard de toutes celles qui sont restées en liberté, d’une liberté intouchable et scandaleuse, entre autres parce que la mémoire collective sait le plus souvent s’arranger avec les œillères qu’elle se choisit.


Camus et sa Chute
Dans le récit de La Chute d’Albert Camus, paru en 1956 (douze ans après la débâcle mais non sans lien avec elle), un homme nommé Jean-Baptiste Clamence, originellement avocat à Paris, devenu selon ses propres mots «juge-pénitent», fait une confession dans un bar d’Amsterdam, à un homme que le lecteur ne voit ni n’entend une seule fois. La confession porte sur un soir où il n’apporte pas d’assistance à personne en danger, en l’occurrence une jeune femme sur le point de se suicider en se jetant dans la Seine depuis le pont des Arts. Or, la chute de cette jeune femme va bientôt entraîner celle de Jean-Baptiste Clamence qui, prenant la fuite de Paris pour s’abriter dans la ville brumeuse d’Amsterdam, devient paradoxalement de plus en plus clairvoyant sur son passé et sur sa vie: un camarade de guerre, abandonné et bientôt mort prisonnier dans un camp de déportation en Afrique du Nord, des femmes amoureuses de lui et dont il a abusé sans vergogne, une notoriété d’avocat gagnée à force d’impostures, le recèlement du tableau originel des Agneaux mystiques. Or, il a beau clamer sa culpabilité à son interlocuteur, lequel est le énième récepteur de son récit répétitif, il a beau aussi clamer que son interlocuteur est bien évidemment aussi coupable que lui, fût-ce sur d’autres motifs d’inculpation, il n’arrive rien: personne ne l’arrête, personne ne veut l’arrêter, personne n’est arrêté. Il est donc «condamné» à une liberté continue mais aussi à une culpabilité sans résolution.
Certes, La Chute est largement inspirée non seulement des conclusions du procès de Nuremberg et du constat universel aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, selon quoi toute l’humanité est coupable de crimes contre l’humanité (du coup, qui punir?) mais aussi de l’évidence que le mal dans le monde, fût-il explicitement reconnu, réussit, sinon toujours du moins le plus souvent, à demeurer impuni, libre, puissant, voire tout le temps prêt à se renouveler et, dans certains cas bien sûr, à se faire oublier…
De quelques exemples incontournables qui nous concernent
Qui pense punir Israël de tous les massacres perpétrés et qui continuent de se faire en terre palestinienne? De tous les maux, aliénations, abus, saccages, crimes en terre libanaise?
Qui pense punir la Syrie des horreurs qu’elle a commises au Liban (qu’elle continue d’y commettre sous d’autres formes) et dont elle a prolongé l’exercice sur ses terres propres dès 2011?
Qui pense punir les multiples auteurs de la double explosion du port de Beyrouth?
Qui pense punir les auteurs du crash économique et financier du Liban et du vol des épargnes des citoyens?
Apparemment, nulle âme qui vive. On espère sans doute prendre les victimes, qui qu’elles soient, à l’usure, rester impuni et, au mieux, se faire oublier tant et si bien que personne n’oserait plus penser pointer du doigt quelque responsable, criminel, collaborateur, vendu que ce soit.
Pour cela même, bravo à Cécile Desprairies d’avoir eu le courage de la parole, fût-elle impuissante à colmater les plaies de tous ceux qui ont souffert et qui continuent de souffrir.
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