Depuis le mois de janvier, Israël est le théâtre d’une mobilisation populaire sans précédent. En jeu, la sauvegarde du seul contre-pouvoir face au Parlement de droite et d’extrême-droite, en l’occurrence la Cour suprême, dont l’influence sera limitée par la réforme institutionnelle adoptée en juillet. Pour préserver sa légitimité, le Premier ministre Benjamin Netanyahu, appuyé en cela par ses alliés, instrumentalise non seulement le conflit entre religieux et laïcs mais aussi les fractures ethnico-culturelles qui divisent la société israélienne.
L’adage dit que celui qui veut noyer son chien l’accuse d’avoir la rage. En Israël, pour liquider la Cour suprême, Benjamin Netanyahu lui impute tous les maux que traverse le pays.
Avant d’expliquer comment, sur ce plan, il convient de se demander pourquoi. L’attachement à des droits jugés fondamentaux par la Cour entre directement en contradiction avec l’idéologie des alliés ultra-orthodoxes de M. Netanyahu: pour ces derniers, seule la loi religieuse devrait faire autorité. En outre, même si, jusque-là, la Cour s’est montrée peu regardante au sujet des affaires relatives aux «territoires», sa disparition faciliterait l’accélération du processus d’annexion de la Cisjordanie.
Enfin, la Cour représente le seul obstacle au pouvoir personnel de M. Netanyahu et à sa coterie d’extrémistes de tout poil: le Premier ministre est inculpé pour corruption et il sait bien que la justice peut à tout moment mettre fin à sa carrière politique, voire l’envoyer en prison. Et, plus largement, contrôler la justice lui offrirait un moyen d’attaquer ses opposants et de protéger ses fidèles.
Pour parvenir à ses fins, M. Netanyahu s’évertue à exacerber le conflit entre religieux et laïcs. Mais il use aussi d’une rhétorique antisystème s’appuyant sur une des fractures historiques de la société israélienne: la fracture ethnico-culturelle. Ainsi, selon M. Netanyahu, la Cour serait tenue par les membres d’une élite déconnectée du peuple, laïque et, surtout, ashkénaze. Et cela, malgré le fait que M. Netanyahu soit issu d’une famille lituanienne, appartenant lui-même à l’élite traditionnelle ashkénaze…
Les ressorts de ce discours pernicieux témoignent bien de l’ampleur des préjugés et des ressentiments qui rongent les rapports entre juifs ashkénazes (juifs d’Europe de l’Est) et juifs mizra’him (juifs sépharades d’Afrique du nord et juifs orientaux).
Les pères fondateurs, laïcs et emprunts d’idées socialistes
Le projet sioniste a été théorisé et initié par des Ashkénazes qui, victimes de l’antisémitisme en Europe, ont vu leur salut dans l’établissement d’un foyer national juif en Palestine. Ainsi, les pères fondateurs d’Israël étaient tous ashkénazes, souvent laïcs et emprunts d’idées socialistes. L’établissement des Mizra’him en Israël a donc été postérieur à la création de l’État, d’abord dans les premières années du conflit israélo-arabe, puis au début des années 1960, dans le contexte de l’indépendance des colonies européennes d’Afrique du nord.
La fracture ethnico-culturelle prend ses sources dans les discriminations qu’ont subies les Mizra’him dans le sillage de leur immigration en Israël. Avant tout considérés comme «un sous-prolétariat» par la majorité ashkénaze – selon les termes de la réalisatrice Michale Boganim qui leur a dédié l’un de ses documentaires –, ces derniers ont d’abord été parqués dans des camps de travail avant d’être installés dans des «zones urbaines de développement». Relégués au statut de citoyens de seconde zone, dépourvus de possibilités d’emploi non précaires et d’un système éducatif de qualité pour leurs enfants, rien n’a vraiment été fait pour les intégrer à la société que les Ashkénazes avaient commencé à bâtir.
S’ajoute à cela un important mépris culturel. Jusque dans les années 1970, les Mizra’him étaient considérés comme des populations à «israéliser», autrement dit devant rompre avec leur culture orientale. La Première ministre Golda Meir, une Ashkénaze, n’hésitera pas, par exemple, à déclarer que les Mizra’him devraient cesser «toutes ces fêtes de famille», apprendre «à gérer leur budget de manière rationnelle» et «commencer par avoir des familles plus réduites».
Les Mizra’him ont donc été victimes d’un véritable racisme institutionnalisé dans les premières décennies d’Israël. Un racisme qui, parfois, a même pu conduire à l’abominable. Au début des années 1950, des milliers d’enfants juifs yéménites ont ainsi été enlevés dans des hôpitaux israéliens: si la plupart ont été confiés à des familles ashkénazes en mal d’enfants, quelques-uns ont servi de cobayes humains pour des expériences médicales – quatre d’entre eux au moins n’ont pas survécu.
Des Black Panthers
En réaction à ces discriminations, des mouvements politiques radicaux se sont formés à partir du début des années 1970 comme celui des Black Panthers, sur le modèle de leurs homonymes afro-américains: la marginalisation dont ils étaient victimes les a conduits à se solidariser avec les groupes propalestiniens, une première en Israël. Mais si les plus politisés ont choisi de rallier des groupes d’extrême-gauche, la majorité des Mizra’him s’est tournée vers des partis toujours plus à droite. Une tendance qui ne cessera de s’amplifier et dont l’explication principale est simple: la gauche travailliste représentait pour eux l’establishment ashkénaze, celui-là même qui les avait toujours méprisés.
Ainsi, en 1977, les Mizra’him permettront la victoire du Likoud, actuel parti de M. Netanyahu, après un monopole jusque-là ininterrompu du parti travailliste israélien. Peut-être, comme le suggérait alors Yehouda Shenhav, «embrasser la cause nationaliste mais aussi surjouer leurs pratiques religieuses», constituait pour ces populations marginalisées un moyen de «résorber un déficit d’identification à la culture juive israélienne».
Aujourd’hui encore, les préjugés restent fort: comme l’explique le sociologue Alain Rozenkier «les mariages mixtes, par exemple, ne passent pas toujours comme une lettre à la poste: les parents ne considèrent pas que cette mixité est insurmontable, mais ils ont peur qu’elle cause des difficultés dans le mariage». On observe tout de même un certain changement des mentalités puisque 28% des enfants israéliens sont aujourd’hui issus de familles mixtes contre 14% dans les années 1950.
Pour Marta Teitelbaum, ancienne correspondante de presse à Jérusalem, «les Sépharades continuent encore de voir les Ashkénazes comme des intellectuels qui ne travaillent pas, tandis que les Ashkénazes voient les Sépharades comme des populations moins cultivées, moins raffinées».
Secousse interne à la Cour suprême
Le dernier exemple en date de cet antagonisme concerne précisément la Cour suprême. Jusqu’ici, la coutume voulait qu’au départ à la retraite de son président, ce soit le juge le plus âgé qui prenne sa succession. L’objectif ? Éviter une concurrence interne à la Cour susceptible de fragiliser son indépendance face aux pouvoirs exécutif et législatif. Un coup de théâtre s’est finalement produit le mercredi 30 août: le juge Yosef Elron a annoncé sa candidature à la présidence, contre celle du doyen, le juge Yitzhak Amit.
L’origine de cette dissidence tiendrait à la profonde inimitié entre les deux hommes passés tous les deux par le tribunal de Haïfa où M. Amit, pur produit de l’élite ashkénaze, aurait fait preuve d’un profond mépris pour M. Elron, fils de juifs de Mossoul passés par les camps de transit. Quelques années plus tard, quand ce dernier a voulu rejoindre la Cour suprême, M. Amit a cherché à décrédibiliser sa candidature, expliquant qu’il n’avait pas «l’étoffe» pour en être membre: une humiliation publique que M. Elron n’a jamais digérée.
Si, jusque-là, les attaques ébranlant la haute institution judiciaire venaient de l’extérieur, c’est maintenant aussi de l’intérieur que viennent les secousses: on voit bien que, dans les deux cas, les rancœurs ethniques jouent un rôle déterminant.
L’instrumentalisation d’une histoire douloureuse à des fins politiciennes est toujours un poison pour les sociétés, surtout lorsqu’elle s’appuie sur des fractures ethniques. C’est encore plus le cas en Israël dont les gouvernements qui se succèdent se montrent toujours plus extrémistes – une tendance qui a vocation à se poursuivre tant que le conflit israélo-palestinien n’aura pas fait l’objet d’une solution politique. Ce facteur, pourtant essentiel à la compréhension de la poussée autoritaire en Israël, est malheureusement largement ignoré parmi les opposants à M. Netanyahu: comme l’explique Alain Rozenkier, «pour réunir le plus de gens possibles, la question palestinienne a été évacuée des manifestations».
Démocratie et conflit armé font rarement bon ménage: il y a peu de doutes que tant que les opposants à M. Netanyahu refuseront de s’engager sur la voie d’un règlement au conflit, l’enlisement de la société israélienne dans l’extrémisme se poursuivra.
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