Viviane Ghanem a signé dernièrement son ouvrage Le bonheur pour devise aux éditions Raidy group, sous le patronage de Son Excellence Leila Solh Hamadé. Un titre provocant, d’autant plus qu’en général, nous essayons de cacher notre bonheur! Toutes les recettes du livre seront versées aux secouristes de La Croix-Rouge libanaise. Ici Beyrouth a rencontré l’auteure de la célèbre rubrique «Midi Minuit», de l’époque d’or du Liban. A-t-elle pu accomplir son serment, malgré les déconvenues, les coups durs de la vie? Comment? Entretien.
Après les deux tomes de l’ouvrage Les Libanais et la vie au Liban: 1943-1975 coécrits avec Asma Freiha, Viviane Ghanem nous offre un bouquet des plus belles roses de la vie dans Le bonheur pour devise, préfacé par Ricardo Karam. Elle raconte son enfance heureuse au sein d’une famille épanouissante et aimante, la complicité entre elle et ses trois sœurs modernes et avant-gardistes et les évènements de la vie qui prenaient une tournure heureuse dans un Liban, paradis sur terre, qui attirait le monde entier. Elle révèle ses débuts dans le journalisme, puis sa collaboration avec Paris Match, grâce à Jean-Claude Zana, l’un des rédacteurs de la rubrique «Les gens» qui lui a demandé de correspondre avec lui, après avoir lu sa rubrique «Midi Minuit». Effectivement, c’est le début d’une très longue collaboration, qui va lui permettre de réaliser des entretiens avec les plus grandes vedettes du cinéma. Un jour, une société de sondage britannique est sollicitée pour faire une étude sur les rubriques les plus lues de L’Orient-Le-Jour. Celle de Viviane Ghanem arrive en tête de liste. Comment la journaliste francophone a-t-elle pu cueillir les plus belles roses sans se blesser avec leurs épines?
Pourquoi ce titre qui paraît aujourd’hui utopique et comment avez-vous pu suivre cette devise sans déchanter ?
Au Liban, on n’arrête pas de se battre pour préserver les souvenirs ou les restes du bonheur. Depuis mon enfance, j’ai fait le choix d’être heureuse et de veiller à le rester, parfois avec beaucoup de difficultés, puisque «la vie n’est pas un long fleuve tranquille». Certes, il y a dans la vie des moments heureux et d’autres, très douloureux. Je pense particulièrement au décès de mon mari Robert survenu subitement, alors qu’il ne souffrait d’aucun problème de santé, me laissant vivement secouée. Rien ne présageait ce terrible évènement. La veille, nous avions été comblés par la naissance de notre petit-fils. D’ailleurs, la dernière photo de Robert est celle qui le réunit avec lui. Dimanche, le personnel était en congé et on devait dîner ensemble au restaurant. Pendant que je m’apprête, il prépare son café. Je le rejoins pour préparer le mien et je le retrouve livide et inanimé sur sa chaise. J’appelle sur-le-champ le médecin et la Croix-Rouge. On le transporte en un clin d’œil à l’hôpital, mais il ne tarde pas à rejoindre l’autre monde. Je devais me contenir, offrir un visage paisible autant que possible, éviter de devenir un poids pour les enfants et m’adapter à ma nouvelle vie en toute dignité. Depuis, je fais des plans que j’essaie de réaliser sans permettre au malheur de me dévaster.
Avec Gina Lollobrigida
Le bonheur, ça s’entretient. Quel est votre secret pour l’entretenir ou le retenir?
Il s’entretient au jour le jour et parfois à l’heure. Par exemple, l’idée d’alléger la peine de mes enfants qui ont perdu leur père, de m’adapter aux circonstances, sans victimisation, m’a permis de rebondir, de sortir du cercle vicieux du chagrin et de son cortège d’idées noires. C’est mon obstination à voir la moitié pleine du verre. Le bonheur pour moi est de planifier des vacances avec mes trois fils et leurs familles, vivant à l’étranger, chaque année. Je vis ce bonheur longtemps avant les retrouvailles et durant notre séjour tous ensemble, souvent, dans la maison de Saghbine, baptisée «Maison du bonheur». Ensemble, nous essayons de faire un pied de nez à la vie qui nous a séparés.
À quel genre appartient votre livre qui n’est pas vraiment une autobiographie?
Ce n’est pas une autobiographie traditionnelle. Ce sont des souvenirs en vrac qui remontent à la surface, axés surtout sur les années heureuses du Liban et celles de ma vie. Quel est le lien? Mon métier de journaliste qui m’a permis de participer à cette vie trépignante pleine de rebondissements et de surprises, de rencontrer des personnalités intéressantes du monde entier et de trouver notamment ma seconde moitié.
Avec le célèbre caricaturiste Pierre Sadek
En tant que beyrouthine, vous avez parfaitement adopté les traditions de la Békaa, vous avez ouvert la maison de Saghbine et fondé deux associations «Les Moissons de Saghbine» et «Le développement de l’éducation dans la Békaa». Jeune fille très moderne, vous croquiez la vie à pleines dents, comment avez-vous réussi cette transition, ce saut? Avez-vous besoin d’autres racines que celles que pouvait donner Beyrouth?
Les traditions sont complètement différentes, à la Békaa. Mais je m’étais fixé un objectif. Celui de me rendre utile, que ce soit en offrant la possibilité aux dynamiques villageoises de vendre leurs produits de terroir ou «mouné» ou en contribuant aux équipements des établissements scolaires. Cependant Beyrouth reste pour moi exceptionnelle. C’est une ville qui vous prend. Qu’ils vivent aux USA, en France ou en Australie, les Libanais rêvent de retrouver Beyrouth. Ensuite, j’ai vécu au sein d’une famille très proche de la politique. Le frère de ma grand-mère paternelle n’est autre que Michel Chiha. Ma grand-tante est l’épouse de Béchara el-Khoury. Ce sont des personnalités qui ont marqué Beyrouth et qui nous ont marqués. De même, Robert était très ami avec Ghassan Tuéni, qui le considérait comme son jeune frère. À Paris, là où nous avions passé nos premières années de mariage, des personnes avaient dépêché un émissaire pour voir s’il voulait se présenter aux élections législatives. C’est ainsi que les choses ont commencé.
Avec son mari Robert Ghanem.
Comment avez-vous fait la connaissance de votre mari, l’ex-député et ministre Robert Ghanem?
J’ai fait sa connaissance en 1973. Au travail, j’étais toujours pressée d’arriver à l’heure et je laissais ma bagnole avec le voiturier, qui la garait dans les rues adjacentes au bâtiment du quotidien An-Nahar. Les amendes pleuvaient et j’oubliais de les régler. Jusqu’au jour où un agent de police arrive aux bureaux du quotidien et réclame ma présence au tribunal. Jean Chouéri charge le jeune avocat de L’Orient-Le-Jour et An-Nahar, Robert Ghanem, de m’accompagner. Les choses se passent sans complications. Je règle les contraventions et le lendemain, je passe au bureau de Robert pour le remercier. Il m’invite à dîner. C’est le début de notre idylle qui sera couronnée par un mariage et la promesse de nous donner mutuellement le bonheur.
Avec la légende du football Pélé
Il y a également, dans le livre, des photos de Beyrouth et de ses merveilleuses plages d’antan et celles de vos rencontres avec des personnages illustres. Racontez-nous vos débuts dans le journalisme.
Chaque évènement que j’ai raconté est illustré par des photos de mes propres archives de journaliste. Quand je narre mon entretien avec Pélé, je mets la photo à l’appui. Lorsque je raconte ma rencontre avec Chouchou, qui m’avait demandé de monter sur scène pour lui donner la réplique, alors que j’étais venue l’interviewer, la photo est là pour en témoigner. J’ai fait part à ma sœur Danielle qui était mariée à cheikh Khalil el-Khoury, ministre à l’époque et fils du président Béchara el-Khoury, de mon désir de travailler à L’Orient-Le-Jour. Il m’a mise en contact avec Jean Chouéri, qui est devenu mon mentor, paix à son âme. Ce jour-là, j’avais sonné à la porte de son bureau, très sûre de moi, alors que je n’avais que vingt ans. Il a refusé de me recevoir, me prenant pour une fille gâtée. À l’époque, les jeunes filles «de bonne famille» ne travaillaient pas. J’allais prouver de quel bois je me chauffe, comme quand on m’a appelée la nuit pour interviewer Jacques Brel aux Caves du Roy et que deux minutes plus tard, j’étais là et j’avais réalisé un scoop: Brel m’a annoncé sa décision de ne plus chanter. Je publie l’information qui est reprise le lendemain par l’AFP et sera relayée partout dans le monde.
Elle donne la réplique à Chouchou alors qu'elle était venue l'interviewer
Dans le cadre de votre rubrique des années glorieuses du Liban, vous avez rencontré un nombre fou de célébrités. Quelle est l’impression que certain.e.s vous ont laissé?
Brigitte Bardot?
J’ai eu droit à la première page du journal grâce à l’arrivée de Brigitte Bardot avec son mari Gunter Sachs au Liban, pour une lune de miel. Ce qui frappe chez elle, c’est son «je-m’en-foutisme», sa grande liberté. Elle faisait ce qu’elle voulait sans se soucier du regard d’autrui. Or c’était toute la planète qui la regardait, tous les journalistes qui la harcelaient. Elle a mené sa vie selon ses désirs et elle continue de le faire. C’est rarissime. Sa visite au Liban, au Saint-Georges, à Byblos, à Baalbeck, fut suivie par la presse internationale.
«Avec Brigitte Bardot j'ai eu droit à la première page du journal» raconte Viviane Ghanem
Avec le mari de Brigitte Bardot le milliardaire Gunter Sachs à Beyrouth
Sophia Loren?
Je l’ai rencontrée et interviewée dans son appartement de l’avenue Georges V à Paris, puis je me suis rendue à la signature de son livre autobiographique La bonne étoile, paru aux éditions du Seuil. Il y avait en préambule cette phrase inoubliable: «Je suis née sage. Sagesse de la rue, sagesse du peuple. Ma sagesse ce fut mon titre de naissance. Je suis née vieille aussi et bâtarde. Mais j’avais deux privilèges à la naissance: être née sage, être née pauvre…» Avec son intelligence, elle a surmonté les embûches et sa raison d’avoir honte. C’est aussi une grande et majestueuse beauté. J’ai été très impressionnée par sa gentillesse à l’italienne. J’avais pris une photo avec elle. Elle m’appelle et me dit en anglais: «You are more beautiful than i am.» Qui aurait dit ça? Je lui ai répondu que personne ne lui arrive à la cheville.
Avec Sophia Loren
Vous n’avez parlé que de la période qui précède la guerre, du Liban bouillonnant, de la Dolce Vita libanaise.
Tout à fait, pas de guerre ni de politique. La femme d’un politicien n’est pas nécessairement politicienne. Évidemment, j’ai écrit sur ce qui se passait dans les coulisses du Parlement, mais ce n’est pas la même chose. De plus, je refuse de considérer que le Liban ne retournera pas à son heure de gloire. D’une part, j’aime raconter l’essor incroyable du Liban à cette époque. D’autre part, je m’accroche à la belle entente qui régnait entre les Libanais de différentes confessions. Je déplore le cloisonnement actuel. Chacun se cloître à l’intérieur de sa religion et se ferme aux autres. Évidemment je suis chrétienne croyante et fière de l’être, mais j’aurai aimé que l’accord et l’harmonie qui prédominent à la Békaa-ouest entre les différentes communautés gagnent le Liban entier.
Avec Nazek el-Hariri et la reine Rania de Jordanie
A dix-neuf ans, vous avez quitté la maison conjugale, laissant derrière vous, votre fils aîné, fruit d’un premier mariage.
J’ai senti que ce n’était pas moi, que ce mariage à seize ans ne correspondait point à mes désirs profonds. Je me suis battue pour avoir la garde de mon fils et je n’ai rien réclamé à part mon fils, mais le tribunal a décrété que j’étais presque mineure et que l’argent me manquait. C’est vrai que je venais d’une famille bourgeoise, mais je n’avais pas encore commencé à travailler et à gagner ma vie par mes propres moyens. Je suis restée très liée à mon fils aîné, comme le sont d’ailleurs également ses frères. Si j’étais restée, je n’aurais pas pu procurer le bonheur ni à mon mari ni à mon fils. Avec mes sœurs, nous sommes des pionnières de la liberté féminine, car très tôt et à une époque très conservatrice, nous étions indépendantes financièrement grâce au travail et nous n’avons pas hésité à divorcer pour sauver notre vie et nos choix. Nous avons été trois à refaire notre vie, à part ma sœur Danielle, l’épouse de cheikh Khalil el-Khoury.
Racontez-nous un souvenir qui vous a marquée positivement ou négativement et qui ne figure pas dans votre livre.
Durant notre séjour à Los Angeles, Robert et moi avons été invités chez notre ami Mouwaffak Midani et sa femme en l’honneur des Reagan qui venaient de quitter Washington. Le lendemain, nous sommes sortis avec nos hôtes les Midani, le président et Nancy Reagan et un autre couple, dîner dans un restaurant appelé «Ma maison», si j’ai encore bonne mémoire. On arrive dans des voitures ultrasomptueuses, évidemment pas les nôtres, mais celles mises à notre disposition. Alors, j’aperçois un jeune garçon, sur son vélo qui regarde les gens arriver, très élégants dans leurs tenues fastueuses et qui dit sur un ton rêveur: «How beautiful to be rich. One day, i will be like you.» Cela signifie que loin de convoiter le bien d’autrui, la réussite des autres l’incite à réussir, lui inspire des sentiments positifs et motivants. Il m’a rappelé ma promesse d’être heureuse. Malgré les écarts, mon angle de vue a toujours ressemblé à celui du jeune cycliste.
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