Les migrants qui traversent le Mexique en situation irrégulière sont les victimes privilégiées du crime organisé qui opère plus particulièrement aux frontières sud et nord du Mexique. Ceux qui parviennent à atteindre une des villes mexicaines frontalières avec les États-Unis sont confrontés à l’aspect le plus concret de la politique migratoire de l’Oncle Sam : le mur de quelque 730 kilomètres qui sépare le Mexique des États-Unis. Ce troisième article est axé sur la situation de crise humanitaire à laquelle se trouve confrontée la ville de Tijuana, à la frontière avec la Californie. En raison de la pandémie, cette frontière autrefois la plus transitée au monde est maintenue fermée face aux milliers de demandeurs d’asile qui se retrouvent dans des refuges et des camps informels, aussi insalubres que saturés.
À près de 4000 kilomètres au nord de l’Amérique Centrale, un soleil de plomb écrase les quelque 150 personnes agglutinées dans le Temple Ambassadeurs de Jésus. Ce temple chrétien évangélique se situe dans un “canyon”, une vaste zone marginalisée de la ville de Tijuana. Les migrants sont à quelques centaines de mètres du mur séparant cette ville mexicaine frontalière des États-Unis.
La barrière du côté Pacifique séparant les deux Californies est la plus ancienne à avoir été érigée fin 1994, sous le mandat du président démocrate Bill Clinton. Remplaçant les quelques lignes de barbelés d’autrefois, le mur était initialement composé de restes militaires des opérations menées lors de la Guerre du Golfe contre l’Irak en 1991.
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Comment les États-Unis bloquent l’exode des migrants d’Amérique centrale (1/4)
Comment les États-Unis bloquent l’exode des migrants d’Amérique Centrale (2/4)
Tijuana : au nord, rien de nouveau.
Les migrants affluent régulièrement vers le temple, dirigé par le pasteur Gustavo Banda et son épouse. En 2016, il fut l’un des principaux théâtres de l’arrivée de plus de 20 000 Haïtiens qui tentaient de passer la frontière. Environ 5000 restèrent bloqués pendant plusieurs années dans la ville frontalière. Plusieurs centaines d’entre eux vécurent sous la dépendance du temple, au point que ce dernier fut surnommé La Pequeña Haití, “La Petite Haití”.
La chaleur ne fut pas la plaie la plus accablante de cet été pour les migrants et les déplacés. Dans le camp informel du Chaparral, qui s’est formé dès février 2021 aux portes mêmes du poste-frontière séparant Tijuana de la ville étasunienne de San Ysidro, s’est déclarée une épidémie de varicelle. Celle-ci n’a pas tardé à se répandre dans les refuges en raison du mouvement régulier des personnes migrantes. Des dizaines d’hommes, de femmes, et d’enfants aux visages couverts de vésicules, tentaient de tuer l’ennui dans le temple ou de se reposer un moment, sans que les démangeaisons ne cessent.
La frontière des États-Unis est fermée en raison de l’application du Titre 42, un texte de mesures sanitaires datant de 1944, qui était invoqué par l’ex-gouvernement de Donald Trump pour justifier le refus d’accepter des demandes d’asile aux États-Unis dans le contexte de la pandémie de Covid-19. Le texte demeure encore en vigueur sous l’administration Biden-Harris. Cette dernière a même remis en place le programme “Restez au Mexique” [MPP dans son acronyme anglo-saxon, appelé couramment Remain in Mexico], la principale politique de Trump que Biden avait promis de suspendre, ce qu’il avait fait en janvier 2021. Au lancement formel du programme en juin 2019, les États-Unis avaient forcé la main au Mexique pour l’accepter sous peine de droits de douanes que le pays aztèque ne peut absorber.
Le Mexique: un faux sanctuaire pour les migrants.
Dans les refuges de Tijuana, la majorité des réfugiés ne sont pas des Centraméricains, mais des Mexicains. Tous proviennent du même Etat fédéral miné par la violence des cartels : le Michoacán [au centre du Mexique]. “J’ai dû sortir de là-bas avec l’arrivée des groupes criminels, du Cartel Jalisco Nueva Generación [CJNG, un des plus violents cartel mexicain]” confie Viviana*, originaire de cette région également surnommée la Tierra Caliente, la “terre brûlante”, et qui demeure cachée dans un refuge de Tijuana.
Les cartels réalisent des descentes dans les villages pour enrôler de force de nouvelles forces. Cette fois-ci, ils étaient venus pour le mari de Viviana. “Trois ans auparavant, ils étaient déjà allés au ranch de mon mari pour recruter des gens, et ils ont tué son frère, car il a refusé [de se rallier au cartel]” se rappelle-t-elle. Les cartels abusent également des mineurs. Bethy*, une jeune déplacée originaire de paso de Nuñez, également au Michoacán, témoigne que “maintenant ils chopent même des garçons, des enfants ! Qui portent une arme plus grande qu’eux”. Quant aux filles, “ils les emportent très jeunes, ils les droguent (...) et là ils font comme ils veulent, pas seulement une personne, mais celui qui en a envie” déplore-t-elle.
Pour Bethy, dénoncer les faits aux autorités, c’est signer son arrêt de mort : “Si quelqu’un va déposer une plainte, c’est pire (...) les mauvaises personnes se rendent compte, et quand ta famille s’en rend compte c’est parce que tu apparaît dans un sac plastique”.
Comme dans le cas des Centreaméricains, les villes du nord n’ont rien d’un sanctuaire pour les Mexicains. Leurs persécuteurs ont le bras long. Viviana, qui a réussi à fuir avec son mari à Tijuana, n’ose plus sortir du refuge où elle est cloîtrée depuis l’été dernier : “Ils ont dit à ma tante : peu importe où ils se trouvent, on les trouvera.” Et en effet, ils se sont présentés un jour au travail que son mari avait trouvé dans la ville frontalière. Après s’être caché, il est revenu au refuge et a déclaré “ne plus vouloir travailler”. “Comment va-t-on survivre?”, se demande Viviana. Lors de notre visite, deux femmes ont reçu une vidéo de l'exécution de leurs maris respectifs par les membres d’un cartel, qui assurent savoir où elles se trouvent. Bethy invoque la volonté divine, en encourageant sa mère qui a fui avec elle: “Je dis à ma mère: Attends un peu ! On est passé par la varicelle, la grippe, la fièvre, alors je lui ai dit: que te faut-il de plus? Il faut supporter cela encore un peu.”
Dans le campement du Chaparral, à quelques mètres de la terre promise, les migrants s'apprêtent à passer leur deuxième hiver bloqué à la frontière États-Unis/Mexique. Beaucoup attendent vainement une reconnaissance méritée, à la manière de Giovanni Drogo, le personnage du Désert des Tartares de Dino Buzzati, avec pour seul horizon la question : “Abren pronto la frontera?”, “Vont-ils bientôt ouvrir la frontière?”
En attendant, l’administration Biden-Harris se proposait de relancer le programme “Restez au Mexique”, que Biden avait pourtant retiré en janvier comme principale promesse de campagne. Et ce malgré l’avis négatif du secrétaire au Département de la Sécurité intérieure des États-Unis, Alejandro Mayorkas, qui dans un mémo du 29 octobre 2021 reconnaissait que le programme avait “imposé d’injustifiables coûts humains.”
Le prochain article sera la conclusion de cette chronique en quatre parties sur les effets des politiques migratoires étasuniennes pour bloquer l’immigration latinoaméricaine. Il présentera un autre versant de la frontière entre les États-Unis et le Mexique: la ville de Nogales, en Arizona, et la technologie employée pour transformer le mur séparant les deux pays en une “frontière intelligente”.
À près de 4000 kilomètres au nord de l’Amérique Centrale, un soleil de plomb écrase les quelque 150 personnes agglutinées dans le Temple Ambassadeurs de Jésus. Ce temple chrétien évangélique se situe dans un “canyon”, une vaste zone marginalisée de la ville de Tijuana. Les migrants sont à quelques centaines de mètres du mur séparant cette ville mexicaine frontalière des États-Unis.
La barrière du côté Pacifique séparant les deux Californies est la plus ancienne à avoir été érigée fin 1994, sous le mandat du président démocrate Bill Clinton. Remplaçant les quelques lignes de barbelés d’autrefois, le mur était initialement composé de restes militaires des opérations menées lors de la Guerre du Golfe contre l’Irak en 1991.
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La chaleur ne fut pas la plaie la plus accablante de cet été pour les migrants et les déplacés. Dans le camp informel du Chaparral, qui s’est formé dès février 2021 aux portes mêmes du poste-frontière séparant Tijuana de la ville étasunienne de San Ysidro, s’est déclarée une épidémie de varicelle. Celle-ci n’a pas tardé à se répandre dans les refuges en raison du mouvement régulier des personnes migrantes. Des dizaines d’hommes, de femmes, et d’enfants aux visages couverts de vésicules, tentaient de tuer l’ennui dans le temple ou de se reposer un moment, sans que les démangeaisons ne cessent.
La frontière des États-Unis est fermée en raison de l’application du Titre 42, un texte de mesures sanitaires datant de 1944, qui était invoqué par l’ex-gouvernement de Donald Trump pour justifier le refus d’accepter des demandes d’asile aux États-Unis dans le contexte de la pandémie de Covid-19. Le texte demeure encore en vigueur sous l’administration Biden-Harris. Cette dernière a même remis en place le programme “Restez au Mexique” [MPP dans son acronyme anglo-saxon, appelé couramment Remain in Mexico], la principale politique de Trump que Biden avait promis de suspendre, ce qu’il avait fait en janvier 2021. Au lancement formel du programme en juin 2019, les États-Unis avaient forcé la main au Mexique pour l’accepter sous peine de droits de douanes que le pays aztèque ne peut absorber.
Le Mexique: un faux sanctuaire pour les migrants.
Dans les refuges de Tijuana, la majorité des réfugiés ne sont pas des Centraméricains, mais des Mexicains. Tous proviennent du même Etat fédéral miné par la violence des cartels : le Michoacán [au centre du Mexique]. “J’ai dû sortir de là-bas avec l’arrivée des groupes criminels, du Cartel Jalisco Nueva Generación [CJNG, un des plus violents cartel mexicain]” confie Viviana*, originaire de cette région également surnommée la Tierra Caliente, la “terre brûlante”, et qui demeure cachée dans un refuge de Tijuana.
Les cartels réalisent des descentes dans les villages pour enrôler de force de nouvelles forces. Cette fois-ci, ils étaient venus pour le mari de Viviana. “Trois ans auparavant, ils étaient déjà allés au ranch de mon mari pour recruter des gens, et ils ont tué son frère, car il a refusé [de se rallier au cartel]” se rappelle-t-elle. Les cartels abusent également des mineurs. Bethy*, une jeune déplacée originaire de paso de Nuñez, également au Michoacán, témoigne que “maintenant ils chopent même des garçons, des enfants ! Qui portent une arme plus grande qu’eux”. Quant aux filles, “ils les emportent très jeunes, ils les droguent (...) et là ils font comme ils veulent, pas seulement une personne, mais celui qui en a envie” déplore-t-elle.
Pour Bethy, dénoncer les faits aux autorités, c’est signer son arrêt de mort : “Si quelqu’un va déposer une plainte, c’est pire (...) les mauvaises personnes se rendent compte, et quand ta famille s’en rend compte c’est parce que tu apparaît dans un sac plastique”.
Comme dans le cas des Centreaméricains, les villes du nord n’ont rien d’un sanctuaire pour les Mexicains. Leurs persécuteurs ont le bras long. Viviana, qui a réussi à fuir avec son mari à Tijuana, n’ose plus sortir du refuge où elle est cloîtrée depuis l’été dernier : “Ils ont dit à ma tante : peu importe où ils se trouvent, on les trouvera.” Et en effet, ils se sont présentés un jour au travail que son mari avait trouvé dans la ville frontalière. Après s’être caché, il est revenu au refuge et a déclaré “ne plus vouloir travailler”. “Comment va-t-on survivre?”, se demande Viviana. Lors de notre visite, deux femmes ont reçu une vidéo de l'exécution de leurs maris respectifs par les membres d’un cartel, qui assurent savoir où elles se trouvent. Bethy invoque la volonté divine, en encourageant sa mère qui a fui avec elle: “Je dis à ma mère: Attends un peu ! On est passé par la varicelle, la grippe, la fièvre, alors je lui ai dit: que te faut-il de plus? Il faut supporter cela encore un peu.”
Dans le campement du Chaparral, à quelques mètres de la terre promise, les migrants s'apprêtent à passer leur deuxième hiver bloqué à la frontière États-Unis/Mexique. Beaucoup attendent vainement une reconnaissance méritée, à la manière de Giovanni Drogo, le personnage du Désert des Tartares de Dino Buzzati, avec pour seul horizon la question : “Abren pronto la frontera?”, “Vont-ils bientôt ouvrir la frontière?”
En attendant, l’administration Biden-Harris se proposait de relancer le programme “Restez au Mexique”, que Biden avait pourtant retiré en janvier comme principale promesse de campagne. Et ce malgré l’avis négatif du secrétaire au Département de la Sécurité intérieure des États-Unis, Alejandro Mayorkas, qui dans un mémo du 29 octobre 2021 reconnaissait que le programme avait “imposé d’injustifiables coûts humains.”
Le prochain article sera la conclusion de cette chronique en quatre parties sur les effets des politiques migratoires étasuniennes pour bloquer l’immigration latinoaméricaine. Il présentera un autre versant de la frontière entre les États-Unis et le Mexique: la ville de Nogales, en Arizona, et la technologie employée pour transformer le mur séparant les deux pays en une “frontière intelligente”.
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