«Ça vous a donc laissé un bon souvenir?», demande Brigitte Caland à Nadine Begdache dans le film diffusé durant le vernissage. «Mon amitié avec Huguette Caland est le meilleur souvenir de ma vie», répond-elle.
Du 28 septembre au 26 octobre, la galerie Janine Rubeiz organise une exposition dédiée à l’artiste peintre décédée en 2019, Huguette Caland, intitulée Huguette et Nadine, l’histoire d’une amitié.
L’amitié est au centre de cette exposition, une amitié que le temps n’a pas pu affecter de son sceau imprévisible. J’interroge Nadine Begdache sur le secret de la longévité de cette amitié. Elle me répond «l’authenticité». Je contemple deux grandes œuvres exposées de Caland, pendant que son amie m’apporte des éclaircissements. «Ces deux tableaux, c’est La maison de Freige là où Huguette et ses parents habitaient avant l’élection de son père comme président de la République libanaise et La route de Damas, qui représente Beyrouth scindée en deux et un petit bijou de sérail qu’ils ont dû démolir, pour construire la route de Damas. Huguette dit que tout a commencé avec ce geste de destruction, qui était absolument inutile. Elle était très visionnaire et connaissait les problèmes libanais. À la galerie Janine Rubeiz, on lui a organisé plus d’une dizaine d’expositions: à Dubaï, Abou Dhabi, Paris et Strasbourg… Faces and places en 1994 et 1997; L’Argent en 2000; Introspective en 2003; Rossinante en 2006; Silent memories en 2009; Mes jeunes années en 2011; Rétrospective en 2013; Bronzes en 2015 et 1964 en 2018. Vingt-cinq ans de travail ensemble, qu’on a tenté d’évoquer en quelque sorte dans ce vernissage. Ce n’est pas une rétrospective, mais quelques moments-clés de son parcours, comportant aussi certaines petites œuvres qui peuvent être vendues, car la plupart des tableaux empruntés pour l’occasion proviennent de collections particulières. Ce n’est donc point une exposition commerciale pour vendre les œuvres d’Huguette Caland, qui sont très chères et trônent dans les grands musées du monde. Après l’anniversaire des trente ans de la galerie, il fallait faire honneur à la grande Huguette Caland, l’artiste la plus présente à la galerie Janine Rubeiz pendant un quart de siècle sans interruption.»
Vous parlez d’elle avec admiration. Comment s’est tissée votre complicité? Qu’est-ce qui vous touche le plus, son œuvre ou ses qualités humaines?
Je l’ai connue grâce à ma mère. À la base il y avait donc une amitié entre les deux familles Rubeiz et El-Khoury et elle avait exposé en 1970 à Dar el-Fan. Quand je l’ai rencontrée, on a sympathisé rapidement. J’appréciais son sens inné de la liberté aussi bien que sa rigueur dans le travail. C’était une femme passionnée et à la hauteur de toutes les responsabilités. C'était une femme plus capable que les hommes. Ce modèle me rappelIe ma mère. Tout était possible avec Huguette. Ce n’est pas de laxisme que je parle, car Huguette était très sérieuse et n’arrêtait pas de travailler. Quand elle ne peignait pas, elle dessinait sur ses robes, ses caftans. Mais elle était très tolérante. Toutes les idées pouvaient être discutées avec elle. Elle n’avait pas de tabous. C’est une personnalité très agréable et une conteuse née. Elle racontait toujours avec panache l’histoire du Liban. En 1993, j’ai proposé donc à Huguette Caland, qui se trouvait à Cannes de rentrer et elle a approuvé sur le champ. «On s’engage pour une expo ?» - Oui, me répondit-elle, avec son enthousiasme contagieux. Les deux premières expositions Faces and places s’articulaient autour du retour d’Huguette et tous ses amis étaient là pour l’occasion. Elle y explore les lieux qu’elle retrouve après l’exil et les visages qu’elle a connus. Huguette exultait, car elle aimait beaucoup les gens. Elle s’intéressait beaucoup aux avis des clients et à leurs commentaires, toujours prête à concéder des rabais pourvu que personne ne soit fâché. «Nadine, tu fais le prix que tu veux. Il ne faut dire non à personne.» Elle prenait également les choses trop à cœur, même si tout était possible pour elle. Je me suis rendue chez elle trois fois aux États-Unis et elle m’a réservé un accueil royal. Plus tard, à Kfarhbab, je montais régulièrement la voir, malade ou pas, en pleine forme ou déjà fatiguée. Au début, on pouvait parler. Après, on se racontait juste le nécessaire. Mais ses yeux parlaient toujours et elle comprenait parfaitement ce qui se passait autour d’elle. C’était terrible pour moi de la voir ainsi, alors qu’elle avait toujours été une boule de feu, qu’elle avait toujours ri aux éclats, qu’elle avait toujours croqué la vie à pleines dents et la bonne chère aussi. Même à l’époque où elle était fatiguée, elle nous servait du champagne, sans jamais déroger à la règle, comme si rien n’avait changé. Je n’ai jamais eu de relation aussi épanouissante, aussi détendue, aussi harmonieuse avec une personne adulte – ni avec une mère, ni avec une tante, ni avec une autre amie. On passait rapidement sur la question de l’argent, sur ce qu’on a gagné ou perdu. Elle répétait toujours que l’argent ne fait pas le bonheur, mais qu’il sert quelque part. Pourtant, parmi ses thèmes, elle avait choisi L’argent qu’elle haïssait et elle a peint trois cent soixante-cinq tableaux, représentant tous les jours de l’année où nous sommes confrontés au besoin de l’utiliser. Elle pouvait être imprévisible, mais toujours en accord avec elle-même.
Comment Huguette Caland est devenue internationale?
Après ses succès à Beyrouth, nous étions présentes tous les ans aux foires de Dubaï et d’Abou Dhabi et tout le monde l’avait appréciée, notamment les directeurs des musées et les collectionneurs. Le musée de Guggenheim a acheté l’une de ses œuvres à Abou Dhabi. Il y avait aussi toutes les grandes maisons de vente comme Christie’s et Sotheby’s, qui choisissaient ses œuvres et les mettaient à la vente. Elle est devenue très sollicitée sur le marché de l’art des Émirats, du Qatar et de l’Arabie saoudite et les fondations libanaises et arabes s’arrachaient ses œuvres. Nous avons coopéré avec les grandes maisons. Après sa mort, sa fille Brigitte a pris le relais, notamment avec les musées américains.
Vous croyez que le statut de son père président de la République a contribué à la rendre célèbre ou à lui ouvrir des portes?
Les premières années, selon son désir, on n’a jamais dit que son père était président de la République, même aux États-Unis où elle est restée un quart de siècle et où elle avait beaucoup d’amis. C’est au bout de cinq, six ans de collaboration, après son retour que je lui ai dit: «Ça suffit. Il faut que tes amis étrangers sachent, que tes collègues américains sachent que ton père est l’un des héros de l’indépendance et le premier président de la République libanaise.» Sa pudeur lui dictait d’être Huguette l’artiste tout simplement.
Sa peinture abstraite attirait-elle un large public?
C’est le courant contemporain, il faut savoir lire, ce qu’il y a derrière. Il n’y a pas d’œuvres sans message chez Huguette Caland. Plus les gens assistent à des expositions, plus ils sauront déchiffrer, distinguer et apprécier, surtout les amoureux de l’art, même s’ils n’ont pas fait des études d’art plastique. C’est à force d’habituer son regard, « de forger sa culture qu’on devient connaisseur». De mon côté, j’ai ouvert tous les dimanches pendant sept ans et j’ai organisé des expositions pour enfants avec de petites œuvres de 10 à 20 dollars, pour initier les enfants libanais à l’art pictural et à l’achat d’une toile au lieu d’un fétiche sans valeur. Il faut instaurer cette pédagogie, emmener les enfants dans les musées.
Vous avez travaillé avec d’autres grands artistes. N’étaient-ils pas fidèles?
Il y a quinze artistes inoubliables et très fidèles. Je ne veux pas nommer pour ne pas omettre des noms par inadvertance. Mais impossible de ne pas citer de la première génération Yvette Achkar, Chafic Abboud et Etel Adnan qui sont restés très fidèles à la galerie, après la mort de ma mère. Mon but était de ramener les grandes figures artistiques qui portaient haut le nom du Liban afin d’exposer dans leur pays. Cela faisait 17 ans que Chafic Abboud était expatrié. Yvette Achkar était elle aussi une femme de caractère et toujours présente. Etel Adnan aussi, avec qui j’ai beaucoup travaillé et qui m’a beaucoup aidée dans le livre réalisé sur Dar el-Fan. Elle a commencé à exposer à la galerie Janine Rubeiz puis est devenue très célèbre à l’étranger. Le pays se reconstruisait durant les années 1990 et je me fixai un but: celui de ramener ses artistes que je désigne par «essentiels» pour la renaissance culturelle. Il y a aussi Hanibal Srouji, Leila Jabre Jureidini et Bassam Geitani de la deuxième génération.
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Quelles sont les divergences et les convergences entre vous et votre mère, Janine Rubeiz?
Je parle abondamment de ma mère dans le livre Dar el-Fan et il y a eu des pages et des pages écrites dans le quotidien An-Nahar. Nous sommes toutes les deux fortes de caractère, mais naturellement à l’âge de l’adolescence, je m’opposais à elle. Ma mère me poussait à l’aider dans la gestion de Dar el-Fan. Je m’occupais de la comptabilité, des cartons d’invitation, mais je voulais rester dans les coulisses. D’abord je me suis mariée, ensuite, j’avais également d’autres centres d’intérêt, je dirigeais notre usine d’eau minérale et j’étais professeure au collège Louise -Wegmann. Puis, ma mère a habité ici même dans l’immeuble Majdalani appartenant à mon père architecte, en face de la grotte aux pigeons de Raouché. À sa mort, j’ai eu ce déclic: il fallait reprendre la relève quoique différemment. Janine Rubeiz avait déjà organisé plein de débats, d’activités artistiques, de conférences sur la condition et les droits de la femme, la laïcité, le dialogue des cultures… c’était une visionnaire. J’ai décidé donc de lui rendre hommage en nommant la galerie par son nom, pour qu’elle ne soit jamais privée de la reconnaissance qu’on lui doit. Je tiens à mentionner l’apport de Ghassan Tuéni qui m’a soutenue tout le temps.
Vous n’avez pas prononcé un mot sur vous, alors que vous avez un fort caractère. Vous avez rendu hommage à votre mère et à votre amie Huguette Caland, sans étalage du «je».
Après ma mort, les gens jugeront de ce qu’ai j’ai pu accomplir, des expositions que j’ai organisées. Il y a la presse, les critiques d’art et le temps. Si vous tenez à parler du «je», la chose la plus importante pour moi c’est la valeur humaine de l’artiste, son authenticité. On dit de moi que je m’énerve rapidement pour parler de mon intégrité et de ma franchise. J’appelle un chat par un chat sans blesser autrui. Les gens sont libres d’apprécier mon côté direct qui hait la duplicité ou de le prendre en grippe. Malheureusement aujourd’hui, je suis très déçue du pays. Sur le plan artistique, ils ont démoli et sacrifié les grands espaces propices aux rétrospectives comme le Beirut Exhibition Center pour l’appât du gain et les spéculations. Nous avons des sommités libanaises partout dans le monde comme Amin Maalouf, mais regardez la crasse dans laquelle on est plongé. En France, vous ne pouvez pas devenir ministre si vous n’avez pas écrit des livres. Les ministres, chez nous, est-ce qu’ils lisent le journal? On est très loin des lumières. La lecture, c’est le lot d’une petite élite. Il nous faut une grande révolution. Que dire aux manifestants qui ont eu des membres mutilés, des yeux arrachés par les hordes de miliciens? Il fallait continuer la révolution, mais les gens ont été pris de court avec le pillage de leurs dépôts bancaires, les versements pour l’école, l’hôpital. Ils étaient occupés à remuer ciel et terre pour dénicher les médicaments d’urgence et sauver leur vie et celle de leurs familles.
Donc vous voyez aujourd’hui les choses en noir, malgré l’optimisme tenace qui vous caractérise?
Très noir. Mon optimisme me pousse à continuer. Récemment, j’ai organisé un concours pour les jeunes émergents, qui n’ont pas encore exposé dans des galeries. Cent quinze personnes ont répondu sérieusement à nos critères et proposé des projets dans les différentes disciplines artistiques, devant un jury exigeant comme Juliana Khalaf, la directrice du nouveau musée Bema, Sandra Dagher, la directrice d’une grande fondation, très impliquée dans l’art ainsi que Tarek Nahas collectionneur de photos. Le jury a choisi vingt-cinq lauréats qui ont présenté leurs œuvres au public dans le cadre de l’exposition Encounters 2023 à la galerie Janine Rubeiz et au festival de Beiteddine. Ce fut un grand succès et certaines œuvres furent achetées par des collectionneurs. Aujourd’hui je mise sur la jeunesse libanaise qualifiée et sur les nouveaux talents.
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