La violence du «Sapiens» dans toute sa splendeur
Le concept philosophique de l’éternel retour est un concept puissant, qui a fasciné moult penseurs au travers des siècles et, plus particulièrement, dans les temps modernes, Friedrich Nietzsche. Ce concept est essentiellement étayé par l’idée que tout ce qui existe dans l’univers, y compris les événements, les expériences, les vies individuelles, etc., revient toujours, autrement dit se répète ad infinitum.
L’approche nietzschéenne
C’est dans son essai intitulé Ainsi parlait Zarathoustra, paru en 1883, que Friedrich Nietzsche met en emphase le concept de l’éternel retour. Il y est présenté comme une hypothèse métaphysique – que les Hommes gagneraient à prendre en compte, à l’instar du pari pascalien sur Dieu, deux siècles auparavant (c’est moi-même qui fais cette analogie et non le philosophe en question) –, selon laquelle chaque individu devrait imaginer que sa vie, ses actions, ses pensées, ses ressentis se répètent éternellement, comme tout dans l’univers. Nietzsche propose, de ce fait, et par la bouche même de Zarathoustra, prophète qui enseigne la nécessité d’aller par-delà le bien et le mal, de se mettre en accord avec cette hypothèse et de l’appréhender comme un instrument d’évaluation pour juger si l’on mène une vie digne d’être vécue. Parce que si l’on devait revivre chaque moment de sa vie à l’infini, il faudrait bien l’accepter avec une force intérieure et l’assumer sans remord ni regret.
Dans l’optique nietzschéenne, le concept de l’éternel retour, bien distinct par ailleurs de celui lié à certaines croyances orientales de réincarnation, de métempsychose, s’il est adopté, encourage à vivre chaque instant de la vie de manière authentique, à prendre des décisions avec responsabilité, à se purifier de toute morale invalidante, à créer sa propre vision du monde et à embrasser l’existence dans toute sa complexité. Prendre en compte le concept de l’éternel retour devrait surtout et paradoxalement permettre à l’individu de surmonter la peur même de la répétition et de la monotonie en décelant de la valeur dans chaque moment vécu et à revivre.

De la question de la sélection naturelle
Toujours au dix-neuvième siècle, concomitamment à Friedrich Nietzsche, le naturaliste paléontologue Charles Darwin met au cœur de la biologie évolutive le concept de la sélection naturelle, le présentant comme fondamental. En effet, pour être brève, je résumerais le concept en disant que la vie sur terre est essentiellement marquée par la variation naturelle, transmise de génération en génération par le biais de la reproduction et de l’ADN. Or, les environnements et les écosystèmes présentent des défis et des ressources limitées. Aussi, seuls les êtres possédant des traits sélectifs avantageux ont-ils une meilleure chance de survivre, de se reproduire, en transmettant ces traits favorables à leurs descendants. Au fil des générations, ces traits favorables se renforcent et s’accumulent dans chaque population, pendant que les traits moins avantageux ont tendance à diminuer, ce qui mène à une adaptation progressive au milieu. Au fil du temps, le processus de sélection naturelle voit se sauvegarder et se consolider les populations fortes, d’un côté, s’amenuiser, voire disparaître, les populations faibles et désavantagées, de l’autre.


Au croisement de Nietzsche et de Darwin: le retour du sapiens
C’est bien dans ce sillage qu’il faudrait comprendre la survie de notre ancêtre direct: Homo sapiens. En effet, la survie et la prédominance d’Homo sapiens par rapport à d’autres espèces Homo qui ont coexisté à un moment donné de l’histoire humaine, telles que celles d’Homo neanderthalensis, d’Homo erectus et d’autres, tout en étant le résultat d’un ensemble complexe de facteurs évolutifs et environnementaux, sont surtout aussi tributaires des traits distinctifs et avantageux du sapiens. Celui-ci avait des capacités cognitives de raisonnement abstrait, symbolique et créatif, qui lui ont permis de s’organiser en groupes de chasse, de travail, en systèmes de coopération, de créer des outils, assurant par-là la survie, voire la perduration de la communauté. Sapiens était de surcroît mobile, capable de se déplacer sur de bien longues distances et de s’adapter à de nouveaux environnements, fussent-ils très difficiles à apprivoiser. Mais sans doute son trait le plus favorable l’ayant amené à battre toutes les autres espèces Homo et à être «naturellement sélectionné» pour la suite est-il sa violence. Une violence avérée et incomparablement atroce en regard des autres espèces Homo.
Lorsque nous regardons le monde d’aujourd’hui, en dépit des progrès de l’humanité à tous les niveaux, force est de constater le retour du sapiens, en souscrivant à l’hypothèse nietzschéenne de l’éternel retour. N’est-ce pas ? Il suffit de regarder du côté de la guerre russo-ukrainienne, de l’Arménie et d’Azerbaïdjan, du Myanmar, du Yémen, de l’Éthiopie, du Sahel, de l’Afghanistan, du Nigeria, du Sud Soudan, de Haïti, de la Syrie et j’en passe, pour constater le retour du sapiens violent et cruel.
Mais, par-dessus tout, depuis le 7 octobre, la guerre opposant Israël et Hamas fait revenir sur scène sapiens dans toute sa splendeur sanguinaire et féroce. Lorsque nous revoyons les images du Hamas attaquant le kibboutz, assassinant les gens dans leur sommeil, prenant des otages comme on saisit une balle de rugby, lorsque nous regardons les images des bombardements israéliens au phosphore blanc (pourtant objet de condamnations internationales depuis janvier 2008) sur les civils de Gaza à qui les Israéliens ont retranché toute ressource en eau potable, en électricité, en vivres, en aides de toutes sortes, lorsque nous apprenons la prise en étau de ces mêmes civils aux frontières égyptiennes sur qui l’ennemi continue de s’acharner, lorsque nous nous rendons à l’évidence qu’aucun «art de la guerre» n’est respecté, lorsque nous apprenons qu’Israël arme ses colons en Cisjordanie pour des combats imminents et parallèles à ceux de la bande de Gaza, lorsque nous prenons en pleine figure les agissements suicidaires du Hamas, lorsque nous constatons l’indifférence de l’Occident et l’impuissance du conseil de sécurité de l’ONU, force est de voir surgir, comme un vampire retournant éternellement sur les lieux du sang, sapiens le roi de la terre. Ni civilisations, ni évolutions, ni cultures, ni morales, ni progrès technologiques, ni conquêtes de l’espace, ni quoi que ce soit n’a l’air de pouvoir entraver l’éternel retour du vainqueur de la sélection naturelle.
C’est, pour pasticher Racine, «sapiens tout entier à sa proie attaché».
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