L’Humanité à nouveau en proie à la banalité du mal
Depuis la nuit des temps, l’humanité est comme un malade qui se tourne et se retourne dans son lit en espérant trouver le repos. On la croirait faite pour être heureuse, mais il n’en est rien. Lorsqu’elle prononce des paroles d’espoir, on lui rappelle qu’elles ne sont qu’accidentelles et provisoires. On peut rêver qu’un jour le monde sera heureux. Mais ce jour ne viendra jamais. Il est presque criminel d’y croire.
Dans son essai Sur une philosophie de l’expression (1944), Albert Camus écrivait: «Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde.» Le philosophe soulève notre responsabilité éthique fondamentale dans l’acte de nomination, car mal nommer un objet fausse la compréhension, perpétue des erreurs ou des injustices et contribue ainsi aux maux de notre société qui sombre à nouveau dans le chaos. La vigilance linguistique est plus importante que jamais à cause des réseaux sociaux qui incarnent ce risque dénoncé par Albert Camus.
En permettant à chacun de réagir et commenter en temps réel, ils favorisent une expression immédiate, parfois excessive ou criminelle. Leur instantanéité se prête mal à la réflexion posée. Elle encourage au contraire les jugements rapides, les réponses épidermiques, voire les propos outranciers d’abrutis destinés à faire réagir. La seule culture est désormais celle de la réactivité et de la superficialité, où la vérité et la nuance sont sacrifiées sur l’autel de la viralité. Sous le coup de l'émotion, des formules malheureuses ou des contre-vérités se répandent à grande vitesse. Faute de recul ou de mesure, et surtout de culture, l’utilisation compulsive des réseaux sociaux déforme insidieusement notre rapport au langage. Plus que jamais, la citation de Camus nous rappelle combien notre responsabilité dans l’usage du langage est cruciale dans un monde hyperconnecté, où les mots transcendent les frontières et impactent des millions de vies en un instant. La parole est la grande infirmité des hommes, car si l’émotion se traduit en mots, la haine veut des actes. Et elle va en avoir!
Dans le Poison de Goa, Maurice Magre écrivait en 1928: «De même que les bonnes actions n’ont de valeur que par la manière dont on les fait, la vengeance n’est juste que si on lui donne une forme égale au crime.» Le récit met en scène une jeune femme juive, Rachel, et l’homme responsable de la mort de sa mère. Dans le contexte historique et culturel de Goa, ville portuaire de l’Inde, Rachel orchestre une vengeance patiemment ourdie contre cet homme. Ce drame dépeint la confrontation entre les Juifs de Goa et les derniers représentants décadents de l’ancienne société portugaise.
Comme le pardon est difficile à comprendre et comme la beauté de la vengeance est si aisément accessible! Tsahal se prépare à raser la bande de Gaza. Nous sommes les témoins impuissants, de cette vengeance qui prétend s’inscrire dans une perspective de justice rétributive, espérant engendrer une catharsis individuelle et collective. La vengeance, bien que souvent enracinée dans un désir de justice, peut s’égarer dans l'abîme de la disproportion, perdant ainsi sa légitimité. Selon Emmanuel Kant, il convient d’établir un équilibre moral. Dans l’arène du conflit israélo-palestinien, la vengeance disproportionnée manifestée par des réactions militaires excessives, dévoile un visage de violence exacerbée plutôt que de justice. Ce débordement, en ignorant la balance kantienne, engendre un cycle pernicieux de haine et de rétorsion, érodant les fondements même de la légitimité en quête de laquelle la vengeance prétendait s’avancer.

Si, pour certains, elle peut apparaître comme une réponse acceptable à l’ignominie, une manière de rétablir l’équilibre bafoué par l’innommable offense, d’autres y voient une pulsion aussi vaine que malfaisante. En effet, loin d’apaiser la haine, la vengeance ne fait que l’attiser en engendrant un cercle vicieux. Comme l’énonce si justement Francis Bacon «La vengeance repaît la haine et la haine elle-même s’engendre de la vengeance.» Ainsi la vengeance, pour compréhensible qu’elle soit, ne saurait être érigée en vertu, car elle est intrinsèquement liée à la nature et à l’intensité de la haine qui l’accompagne. Elle ne résout rien et ne fait qu’envenimer les passions tristes. Et, dans cet acte à venir, il n’est pas question d’invoquer Dieu, car il n’écoute pas les discours de haine; les prières intérieures sont les seules qu’il entende. On ne parle à Dieu qu’en se taisant, disent les mystiques…
Seule la clémence permet réellement de rompre le cycle infernal de la haine. Mais un tel pardon relève souvent du défi, tant il est ardu de maîtriser les instincts primordiaux de représailles que cette haine excite en nous et nous ne sommes pas tous Nelson Mandela, dont le pardon courageux a posé les fondations d’une Afrique du Sud pacifiée.
Il est évident que la société israélienne doit être vengée, mais – pour la première fois au vingt-et-unième siècle – nous allons assister et approuver une vengeance qui frappera sans discernement, ne faisant pas de différence entre coupables et innocents. Combien d’existences seront fauchées alors qu’elles n’avaient aucun rôle dans l’affront initial? Combien de vies seront anéanties simplement parce qu’un proche, un membre de la même communauté était visé? Pris dans le feu de l’action, l’esprit de vengeance balaiera d’un revers toute humanité. Seule compte la rage de rétribution, fut-ce au prix du sang versé des innocents. Les Palestiniens innocents qui tentent de s’échapper de la bande de Gaza sont comme les Républicains espagnols qui ont fui la «terreur noire» franquiste. À une différence près: ils n’auront pas de terre d’accueil.
Une fois que cette vengeance sera accomplie, et Dieu sait où elle nous mènera, viendra peut-être le temps du pardon dont Hannah Arendt nous a enseigné qu’il était la pierre angulaire de l’action humaine et de la rénovation politique. Elle le présente comme un «nouveau commencement», une échappatoire au passé qui invite à une dynamique relationnelle, illustrant ainsi une liberté humaine face à une erreur inéluctable. Ce faisant, le pardon, loin d’être une simple absolution, devient une expression de la liberté individuelle, une affirmation de l’aptitude humaine à transcender les fautes passées et à redéfinir les contours des relations intersubjectives. Hannah Arendt, dans une vision éclairée, rapproche le pardon de l’action politique, le percevant comme un antidote potentiel à la spirale de la vengeance et de la rétribution, susceptibles d’engloutir les sociétés dans des abîmes de violence et de ressentiment. Elle voit dans le pardon une voie vers la réconciliation, un processus réparateur du tissu social effiloché par les injustices et les griefs passés. Mais ceci, la société israélienne et l’Occident en sont-ils capables, tout comme les pays arabes? J’en doute. Car Hannah Arendt est aussi l’inventrice du concept de «banalité du mal» qui s’applique aux actes du Hamas en particulier et toute forme d’extrémisme en général. Des êtres qui – au nom de la haine – ont abdiqué toute forme d’humanisme engendré par l’obéissance aveugle à une autorité qui n’a rien à voir avec l’islam. Cette «banalité du mal» risque de s’appliquer désormais à Tsahal qui s’apprête à commettre des actes terribles sans remords. Si le pardon possède le potentiel de renouveler le tissu social, la «banalité du mal» dont nous allons être témoins, est un obstacle redoutable à cette aspiration, exposant les limites de la rédemption dans un contexte de moralité dangereusement érodée et de responsabilité individuelle évacuée. Oui, Hannah Arendt a raison: ce n’est pas le mal qui est banal, c’est le bien qui est radical!
Nous sommes malades de nos mots et nous allons exporter ce conflit du Moyen-Orient dans nos âmes troublées, et en particulier au sein des réseaux sociaux qui seront une caisse de résonance aux passions et à la haine, occultant notre responsabilité individuelle. Même s’il perdra sur le terrain, le Hamas a déjà gagné, et avec lui la cohorte funèbre de ceux qui nous frapperont aux quatre coins du monde. Ils ont inoculé un poison en nous, celui de la haine. À notre tour, nous allons être malades de la «banalité du mal»; à notre tour, nous allons «mal nommer les choses» et ajouter au malheur du monde. Alors que faire? Pour ma part je m’en remets à Maurice Maeterlinck: «Ne rien demander, ne rien espérer, n’attendre que le pire et l’accueillir en silence.
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