Je déclare d’abord un parti-pris. Avec mes collègues du collectif TMT (Tajammu‘ muwakabat al-thawra ou Rassemblement pour la Révolution), nous discutons depuis plusieurs mois d’une initiative capable d’aider la révolution à s’organiser. Le résultat de l’exercice est la nécessité de l’élection, à l’échelle la plus large possible, d’un Conseil de la Révolution, en arabe Majlis Muntakhab (MM).
La logique en est la suivante. Pour des raisons diverses, deux ans après le début de notre révolution, l’esprit de changement est toujours vif dans le pays, et plus efficace qu’on ne le pense puisque le système régnant demeure sur la défensive, bloqué tous les jours dans des contradictions qui le paralysent sous la colère populaire. Un symbole probant de cette paralysie est l’interdiction dans laquelle se trouve la figure la plus honnie du pays, le gendre du président Aoun, de participer au gouvernement.
Le pouvoir révolutionnaire demeure cependant en creux, sans parvenir à dépasser cet état latent, négatif, pour se retrouver aux commandes de la destinée du pays. Des personnalités respectables ont tenté de pallier ce manque d’organisation par la création de fronts divers, coalitions, voire gouvernements provisoires. Ces tentatives ont échoué jusque-là. On peut spéculer longuement sur les raisons de cette désorganisation: Individualisme maladif propre à la persona libanaise? mélange hétéroclite de partis traditionnels "grillés"» par la révolution et d’une masse révolutionnaire appelant à faire table rase du passé ("kellon yaani kellon)? absence de dynamique pour marcher sur Baabda et en déloger le principal responsable? Interventions maladroites de gouvernements étrangers, comme le président français qui protège M. Aoun de la vaste clameur pour sa démission suite au crime dans le port de Beyrouth?
Difficile de faire la part des choses. Selon une lecture qui me semble plus convaincante, le problème organisationnel de la Révolution réside moins dans tous ces facteurs, tous un peu vrais, que dans la nature même de notre révolution, sa non-violence. Dans les révolutions traditionnelles, le droit de s’insurger contre la tyrannie, déjà inscrit dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis de 1776 ("it is [the people’s] right, it is their duty, to throw off such [oppressive] Government"), dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ("la résistance à l'oppression") comme l’un des quatre droits les plus fondamentaux de l’article 2, avec la liberté, l’égalité et la sûreté, c’est-à-dire la sécurité), est repris dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, laquelle est expressément intégrée à notre constitution. Ce droit à la révolte contre la tyrannie et l'oppression implique en dernier recours celui de prendre les armes contre le tyran, en l’occurrence le roi anglais Georges dans le premier texte, Louis XVI dans le second, et universel dans la Déclaration universelle depuis 1948.
S’agissant en revanche de notre révolution, comme dans d’autres cas contemporains au Soudan, en Irak, en Algérie, à Hong Kong, en Biélorussie, la non-violence est revendiquée comme vecteur absolu de l’action résistante. Nous manquons naturellement dans notre révolution non-violente de Georges Washington, Mirabeau, Danton et autres Robespierre pour l’organiser en termes militaires, donc de "chefs". En fait, ce n’est pas de ce genre de chefs dont nous avons besoin.
En effet, la révolution non-violente est par nature "leaderless", comme ses théoriciens l’ont constaté, étant par principe horizontale. Le manifestant dans la rue n’est pas plus légitime qu’un autre manifestant dans la rue. Le mouvement est fait de centaines de milliers de "leaders", tous égaux dans leur légitimité révolutionnaire, car sans critère efficace pour les départager. Un congrès, une coalition, ou un front deviennent difficiles à réaliser, car incapables dans leur nature même d'inclure tous ceux qui détiennent une légitimité révolutionnaire. La simple absence de ces acteurs restés dehors rend tel congrès ou telle coalition faible du point de vue de sa représentativité. C’est là notre constat à TMT. Nous soutenons les fronts divers et y participons de bonne foi. Mais nous nous rendons également compte de leur limite inhérente due à la nature non-violente de notre révolution, une caractéristique que nous ne sommes pas disposés à abandonner.
Nous avons donc pensé à une alternative plus solide : un conseil élu (en arabe Majlis Muntakhab, MM), non pas par une centaine ou un millier de participants à un congrès, ou rassemblé sur la base de "personnalités", mais par une très large frange du peuple libanais ayant pris part à la révolution. Il s’agira d’une masse critique de participants, pas moins d’une centaine de milliers d’électeurs. Avec plus de cent mille votants dans un processus électoral compétitif et transparent, le conseil élu disposerait d’une légitimité suffisante pour mieux rallier la révolution.
Un Majlis Muntakhab a d’autres avantages, celui d’abord d’être national et non-confessionnel, affranchi du carcan suranné du confessionnalisme libanais qui s’impose aux législatives. Au lieu de représenter sa région, l’élu(e) au MM est choisi par la nation entière, et tire sa légitimité de ce vaste électorat, mais il est également libre de la contrainte communautaire qui vicie le système confessionnel libanais depuis un siècle.
La transparence est un autre avantage patent du MM. Le choix du mode de scrutin selon lequel il est élu ne dépendra plus d’un gouvernement rendu illégitime par la révolution. Nous avons décidé au sein du TMT, par exemple, que tout citoyen et citoyenne libanaises de plus de 18 ans peut voter et être candidat, et que le MM sera à moitié composé de femmes, à moitié d’hommes. Et il ne s’agit pas d’un quota, qui rendrait l’exercice dérangeant. Non, les principes de l’élection du MM sont établis sur une base paritaire égale, réduisant la domination numérique d’un genre sur l’autre. En pratique, si, durant chacun des deux tours prévus pour son élection, bien plus de femmes que d’hommes obtiennent une majorité, le MM sera rééquilibré en faveur des hommes, et vice-versa par le mécanisme électoral inscrit dans les principes que nous avons adoptés pour son établissement.
Voici donc un trait essentiel du système électoral préconisé, qui donne la mesure du travail d’avenir que notre très belle révolution permet. Avec le succès d’un tel système, le Liban se conforme, avec les grands pays scandinaves, à une règle essentielle de la démocratie du XXIe siècle, sans même devoir recourir à un mécanisme de quotas. Dans le MM préconisé, l’équilibre paritaire est donc assuré, ainsi que la transparence et la base nationale, non-confessionnelle, du vote et de la représentation. Mais il est d’autres équilibres nécessaires, comme celui des régions, des tranches d’âge représentées, et même de confessions si le résultat est trop boiteux. Nous y pensons activement, et avons trouvé des solutions que nous entendons soumettre au débat public au fur et à mesure que progressera la campagne pour l’établissement pour un an d’un MM de douze membres, avec parité et rotation mensuelle à sa tête. Il faut tracer un trait institutionnel sur la conception du chef, de l’homme fort, et remplacer le culte du leader mâle qui a fait tant de tort à l’humanité par une direction où femmes et hommes d’avenir coordonnent leur travail et l’aspiration de la révolution à mettre fin à un Ancien Régime suranné et dysfonctionnel.
Au centre de cet effort électoral national, une plateforme digitale a été créée. Entre le Covid, la précarité économique et la répression, le mouvement révolutionnaire s’est étiolé dans la rue. Pour cette élection du MM, seule une plateforme digitale, électronique, peut catalyser les avis dissonants de la rue. Là aussi, il y a innovation, car aucune des révolutions non-violentes ne l’a encore préconisée, et nous espérons que notre initiative fera tache d’huile au Soudan, en Algérie, à Hong Kong et ailleurs où les révolutions de couleur peinent à s’unir efficacement. Cette plateforme n’est pas facile à organiser professionnellement, et nous avons eu recours à une expertise islandaise unique, qui avait organisé une plateforme semblable, mais dans un contexte différent, lorsque la révolution islandaise de 2009-10 a balayé un gouvernement délégitimé par son incapacité d’empêcher la ruine financière du pays.
Il faudra revenir sur des détails, tous délicats, sur le MM, son élection, son rôle. C’est un grand projet, aussi ambitieux que la beauté de la résistance libanaise à l’oppression. Nous pensons en termes de progrès et de tests successifs pour le rendre plus réalisable. Rassembler au moins cent mille votants de la société révolutionnaire sur une plateforme digitale est une gageure. Aussi avons-nous décidé de tester le projet en une première étape, qui sera de demander aux premiers dix mille inscrits sur la plateforme de voter sur la légitimité du MM. Le vote initial se fera sur la question suivante : soutenez-vous l’élection d’un MM pour la Révolution ?
Si le processus fonctionne bien, et que le résultat de cette consultation est positif, d’autres initiatives et votes suivront, pour être éventuellement couronnés par une vaste élection du MM. La Révolution libanaise sera alors sortie de l’impasse qui découle structurellement de son attachement remarquable à la non-violence.
Prochain et dernier article: Sortir de l’autocratie (3/3) : conseil révolutionnaire et législatives
La logique en est la suivante. Pour des raisons diverses, deux ans après le début de notre révolution, l’esprit de changement est toujours vif dans le pays, et plus efficace qu’on ne le pense puisque le système régnant demeure sur la défensive, bloqué tous les jours dans des contradictions qui le paralysent sous la colère populaire. Un symbole probant de cette paralysie est l’interdiction dans laquelle se trouve la figure la plus honnie du pays, le gendre du président Aoun, de participer au gouvernement.
Le pouvoir révolutionnaire demeure cependant en creux, sans parvenir à dépasser cet état latent, négatif, pour se retrouver aux commandes de la destinée du pays. Des personnalités respectables ont tenté de pallier ce manque d’organisation par la création de fronts divers, coalitions, voire gouvernements provisoires. Ces tentatives ont échoué jusque-là. On peut spéculer longuement sur les raisons de cette désorganisation: Individualisme maladif propre à la persona libanaise? mélange hétéroclite de partis traditionnels "grillés"» par la révolution et d’une masse révolutionnaire appelant à faire table rase du passé ("kellon yaani kellon)? absence de dynamique pour marcher sur Baabda et en déloger le principal responsable? Interventions maladroites de gouvernements étrangers, comme le président français qui protège M. Aoun de la vaste clameur pour sa démission suite au crime dans le port de Beyrouth?
Difficile de faire la part des choses. Selon une lecture qui me semble plus convaincante, le problème organisationnel de la Révolution réside moins dans tous ces facteurs, tous un peu vrais, que dans la nature même de notre révolution, sa non-violence. Dans les révolutions traditionnelles, le droit de s’insurger contre la tyrannie, déjà inscrit dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis de 1776 ("it is [the people’s] right, it is their duty, to throw off such [oppressive] Government"), dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ("la résistance à l'oppression") comme l’un des quatre droits les plus fondamentaux de l’article 2, avec la liberté, l’égalité et la sûreté, c’est-à-dire la sécurité), est repris dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, laquelle est expressément intégrée à notre constitution. Ce droit à la révolte contre la tyrannie et l'oppression implique en dernier recours celui de prendre les armes contre le tyran, en l’occurrence le roi anglais Georges dans le premier texte, Louis XVI dans le second, et universel dans la Déclaration universelle depuis 1948.
S’agissant en revanche de notre révolution, comme dans d’autres cas contemporains au Soudan, en Irak, en Algérie, à Hong Kong, en Biélorussie, la non-violence est revendiquée comme vecteur absolu de l’action résistante. Nous manquons naturellement dans notre révolution non-violente de Georges Washington, Mirabeau, Danton et autres Robespierre pour l’organiser en termes militaires, donc de "chefs". En fait, ce n’est pas de ce genre de chefs dont nous avons besoin.
En effet, la révolution non-violente est par nature "leaderless", comme ses théoriciens l’ont constaté, étant par principe horizontale. Le manifestant dans la rue n’est pas plus légitime qu’un autre manifestant dans la rue. Le mouvement est fait de centaines de milliers de "leaders", tous égaux dans leur légitimité révolutionnaire, car sans critère efficace pour les départager. Un congrès, une coalition, ou un front deviennent difficiles à réaliser, car incapables dans leur nature même d'inclure tous ceux qui détiennent une légitimité révolutionnaire. La simple absence de ces acteurs restés dehors rend tel congrès ou telle coalition faible du point de vue de sa représentativité. C’est là notre constat à TMT. Nous soutenons les fronts divers et y participons de bonne foi. Mais nous nous rendons également compte de leur limite inhérente due à la nature non-violente de notre révolution, une caractéristique que nous ne sommes pas disposés à abandonner.
Nous avons donc pensé à une alternative plus solide : un conseil élu (en arabe Majlis Muntakhab, MM), non pas par une centaine ou un millier de participants à un congrès, ou rassemblé sur la base de "personnalités", mais par une très large frange du peuple libanais ayant pris part à la révolution. Il s’agira d’une masse critique de participants, pas moins d’une centaine de milliers d’électeurs. Avec plus de cent mille votants dans un processus électoral compétitif et transparent, le conseil élu disposerait d’une légitimité suffisante pour mieux rallier la révolution.
Un Majlis Muntakhab a d’autres avantages, celui d’abord d’être national et non-confessionnel, affranchi du carcan suranné du confessionnalisme libanais qui s’impose aux législatives. Au lieu de représenter sa région, l’élu(e) au MM est choisi par la nation entière, et tire sa légitimité de ce vaste électorat, mais il est également libre de la contrainte communautaire qui vicie le système confessionnel libanais depuis un siècle.
La transparence est un autre avantage patent du MM. Le choix du mode de scrutin selon lequel il est élu ne dépendra plus d’un gouvernement rendu illégitime par la révolution. Nous avons décidé au sein du TMT, par exemple, que tout citoyen et citoyenne libanaises de plus de 18 ans peut voter et être candidat, et que le MM sera à moitié composé de femmes, à moitié d’hommes. Et il ne s’agit pas d’un quota, qui rendrait l’exercice dérangeant. Non, les principes de l’élection du MM sont établis sur une base paritaire égale, réduisant la domination numérique d’un genre sur l’autre. En pratique, si, durant chacun des deux tours prévus pour son élection, bien plus de femmes que d’hommes obtiennent une majorité, le MM sera rééquilibré en faveur des hommes, et vice-versa par le mécanisme électoral inscrit dans les principes que nous avons adoptés pour son établissement.
Voici donc un trait essentiel du système électoral préconisé, qui donne la mesure du travail d’avenir que notre très belle révolution permet. Avec le succès d’un tel système, le Liban se conforme, avec les grands pays scandinaves, à une règle essentielle de la démocratie du XXIe siècle, sans même devoir recourir à un mécanisme de quotas. Dans le MM préconisé, l’équilibre paritaire est donc assuré, ainsi que la transparence et la base nationale, non-confessionnelle, du vote et de la représentation. Mais il est d’autres équilibres nécessaires, comme celui des régions, des tranches d’âge représentées, et même de confessions si le résultat est trop boiteux. Nous y pensons activement, et avons trouvé des solutions que nous entendons soumettre au débat public au fur et à mesure que progressera la campagne pour l’établissement pour un an d’un MM de douze membres, avec parité et rotation mensuelle à sa tête. Il faut tracer un trait institutionnel sur la conception du chef, de l’homme fort, et remplacer le culte du leader mâle qui a fait tant de tort à l’humanité par une direction où femmes et hommes d’avenir coordonnent leur travail et l’aspiration de la révolution à mettre fin à un Ancien Régime suranné et dysfonctionnel.
Au centre de cet effort électoral national, une plateforme digitale a été créée. Entre le Covid, la précarité économique et la répression, le mouvement révolutionnaire s’est étiolé dans la rue. Pour cette élection du MM, seule une plateforme digitale, électronique, peut catalyser les avis dissonants de la rue. Là aussi, il y a innovation, car aucune des révolutions non-violentes ne l’a encore préconisée, et nous espérons que notre initiative fera tache d’huile au Soudan, en Algérie, à Hong Kong et ailleurs où les révolutions de couleur peinent à s’unir efficacement. Cette plateforme n’est pas facile à organiser professionnellement, et nous avons eu recours à une expertise islandaise unique, qui avait organisé une plateforme semblable, mais dans un contexte différent, lorsque la révolution islandaise de 2009-10 a balayé un gouvernement délégitimé par son incapacité d’empêcher la ruine financière du pays.
Il faudra revenir sur des détails, tous délicats, sur le MM, son élection, son rôle. C’est un grand projet, aussi ambitieux que la beauté de la résistance libanaise à l’oppression. Nous pensons en termes de progrès et de tests successifs pour le rendre plus réalisable. Rassembler au moins cent mille votants de la société révolutionnaire sur une plateforme digitale est une gageure. Aussi avons-nous décidé de tester le projet en une première étape, qui sera de demander aux premiers dix mille inscrits sur la plateforme de voter sur la légitimité du MM. Le vote initial se fera sur la question suivante : soutenez-vous l’élection d’un MM pour la Révolution ?
Si le processus fonctionne bien, et que le résultat de cette consultation est positif, d’autres initiatives et votes suivront, pour être éventuellement couronnés par une vaste élection du MM. La Révolution libanaise sera alors sortie de l’impasse qui découle structurellement de son attachement remarquable à la non-violence.
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