©Photo par @jyoujo_d – DeviantArt
Revenue émerveillée d’un voyage au Japon, je souhaite redonner ici la vitalité, l’harmonie et l’inspiration durables que ce voyage a véhiculées, en résonance profonde avec ma vocation de psychanalyste. Chercher en soi l’épure d’un sentiment constitue presque un deuxième voyage, et plus encore lorsqu’un tel sentiment se situe au cœur d’un bouquet d’émotions sans précédent. Précisément, le Japon m’a touchée au cœur de mon cœur, dans le lieu intime où ma fibre de psychanalyste trouve sa vibration première. Cette vibration est celle de l’unique. L’amour de l’unique.
Au Japon, la vie entière procède de l’esprit. L’écriture japonaise, la peinture japonaise, les cérémonies japonaises, la statuaire et l’architecture japonaises, anciennes mais aussi contemporaines, sont des choses de l’esprit. Un souffle d’énergie, de beauté, d’exigence, d’équilibre, d’exactitude anime chaque caractère de la langue écrite, le moindre des gestes quotidiens lorsqu’il s’inscrit dans un rituel, et la plupart des objets auxquels la main humaine a choisi de donner son soin.
La main humaine: dans la singularité, irréductible et mystérieuse qu’elle porte, elle semble constituer, au Japon, la pointe extrême de l’esprit, l’avant-garde de la création. C’est toujours la main qui, dans la calligraphie ou la peinture, pose le trait du pinceau, ce trait Un («unaire», dirait Lacan) d’où part toute chose. En ce trait inaugural qui engendrera tous les autres, apparaît non pas seulement le signe ou l’objet, mais l’homme lui-même, la vérité de son souffle, la nudité de son être.
Le trait visé, dans le geste quotidien, calligraphique, ou architectural, est le plus lumineux qui puisse se concevoir même s’il se trace en noir. C’est le trait non trompeur, unique et singulier, «prenant en charge le rythme et les pulsions secrètes de l’homme» a écrit François Cheng.
C’est le trait qui contient la présence éminente d’un Sujet, d’un homme ne cessant de dire: «Je».
Venir dire et redire «Je», pour continuer à vivre et à croître: telle est l’essence d’une psychanalyse. En cela, elle se voue aussi à l’amour de l’unique. À propos de l’écriture chinoise et japonaise, Lacan a eu cette expression magnifique: «le singulier de la main écrase l’universel». Dans une psychanalyse, c’est le singulier de la parole qui écrase l’universel. Dès lors, et en chaque dimension du travail analytique, il n’est pas question de l’homme en général, celui que l’on réduirait à une norme ou un modèle, mais d’un être singulier et unique, entendu dans sa pure différence.
Au cœur de l’unique réside la possibilité même de l’amour. Dans le lien entre un patient et son psychanalyste, cet amour prend une forme qui ne ressemble à aucune autre, et que Freud a nommée «transfert».
Tandis que je propose ici un premier extrait du chapitre deux de mon livre La Vie augmentée – chapitre qui traite du transfert et intitulé «Choisir l’amour» – je le relie, avec gratitude, au Japon. Merveilleuse terre si riche de paradoxes subtils, où il n’existe presque pas de psychanalystes, où vivent et créent ces Japonais que, non sans admiration, Lacan a déclarés «inanalysables»: c’est elle qui est venue projeter un rayon d’aube, fait de toutes les couleurs du noir, sur le cœur sacré de mon métier.
Extrait:
Le transfert: tel est le nom de ce lien mystérieux, qui à coup sûr soigne et transforme, mais dont il est aussi difficile d’appréhender la réalité sans l’avoir expérimentée que d’imaginer l’état amoureux avant de l’avoir soi-même connu.
(…) Sait-on vraiment que la psychanalyse est essentiellement une expérience, une rencontre d’amour? Il faudrait écrire une rencontre d’amours au pluriel, puisqu’il s’agit de deux amours qui à la fois se relient et se différencient, celui du patient et celui du psychanalyste (…): amour présent, amour réel, entre un patient qui choisit son analyste et l’analyste qui choisit son métier, dont il sait qu’il mettra forcément en jeu son amour.
(…) Il y a choix d’amour de part et d’autre, mais nécessaire disparité des positions, de la manière d’aimer. L’amour du patient est engagement, dans la mesure où il engage dans sa parole les affects de son être, les empreintes de son parcours, les figures, parfois les fantômes, de son histoire, les impasses de sa vie, puis l’invention de ses issues. L’amour de l’analyste est renoncement – «lien d’abnégation» dit Lacan –, puisque son amour implique, précisément, d’empêcher que le patient aussi bien que lui-même ne se perdent dans l’amour.
Assumant l’amour vrai du transfert, l’analyste maintient l’écart entre les risques d’une relation duelle aliénante, aux conséquences catastrophiques, et une rencontre d’amour réussie, au sens de l’analyse comme terrain d’amour offert aux mutations du sujet.
(…) connexion de deux amours ayant chacun œuvré dans son juste champ de gravitation, le désir de savoir d’un côté, le désir de l’analyste de l’autre.
«Nous, c’est autre chose. Une autre chose sur une terre étrangère.» Ainsi s’adresse Sabina Spielrein à Jung, dans le film de David Cronenberg, A Dangerous Method.
Ce premier temps, celui de la rencontre thérapeutique, permit le déroulement d’une authentique talking cure qui, à partir du choix qu’elle fit de consentir à l’offre d’analyse de Jung, rendit Sabina Spielrein à elle-même et révolutionna son existence.
Aussi est-ce une véritable lumière transférentielle qui éclaire tout le début du film jusqu’au temps de la guérison de la jeune femme. Cette lumière met en valeur l’un des versants universels de l’amour, celui qui tient à l’unicité de l’être aimé (…). Le mystère de l’unique est l’un des ressorts essentiels du transfert.
(…) Si le patient choisit son analyste en le dotant d’unicité, l’analyste ne répond pas à l’identique: je l’ai dit, le transfert est la rencontre de deux amours, mais de nature dissymétrique.
(…) L’amour de l’analyste a bien un lien avec le mystère de l’unique, mais pas comme réflexif ou réciproque à celui que vit son patient (…). L’amour de l’analyste est le terrain sécurisé, propice à ce que le patient puisse engager en toute spontanéité le précieux transfert, au nom duquel il libérera son discours le plus intime. En émergeront les coordonnées de son histoire, les identifications présidant à sa vie, puis, progressivement, les mots inédits dans lesquels il viendra se reconnaître comme sujet.
Quand un patient s’entend parler ainsi de celui qu’il est, énonçant les termes primordiaux qui le fondent, découvrant la singularité de son être dans une différence absolue avec tout autre que lui, alors, oui, il se révèle unique: non pas unique pour se faire aimer plus qu’un autre de l’analyste, mais unique pour lui-même, pour qu’il puisse donner valeur unique à sa vie et l’inventer comme telle.
L’amour du psychanalyste pour chacun de ses patients est amour de la pure différence ou amour de l’autre dans sa pure différence.
Extrait de La Vie augmentée, chapitre 2, Albin Michel, 2017, pp. 51-67.
@sabinecallegari
Au Japon, la vie entière procède de l’esprit. L’écriture japonaise, la peinture japonaise, les cérémonies japonaises, la statuaire et l’architecture japonaises, anciennes mais aussi contemporaines, sont des choses de l’esprit. Un souffle d’énergie, de beauté, d’exigence, d’équilibre, d’exactitude anime chaque caractère de la langue écrite, le moindre des gestes quotidiens lorsqu’il s’inscrit dans un rituel, et la plupart des objets auxquels la main humaine a choisi de donner son soin.
La main humaine: dans la singularité, irréductible et mystérieuse qu’elle porte, elle semble constituer, au Japon, la pointe extrême de l’esprit, l’avant-garde de la création. C’est toujours la main qui, dans la calligraphie ou la peinture, pose le trait du pinceau, ce trait Un («unaire», dirait Lacan) d’où part toute chose. En ce trait inaugural qui engendrera tous les autres, apparaît non pas seulement le signe ou l’objet, mais l’homme lui-même, la vérité de son souffle, la nudité de son être.
Le trait visé, dans le geste quotidien, calligraphique, ou architectural, est le plus lumineux qui puisse se concevoir même s’il se trace en noir. C’est le trait non trompeur, unique et singulier, «prenant en charge le rythme et les pulsions secrètes de l’homme» a écrit François Cheng.
C’est le trait qui contient la présence éminente d’un Sujet, d’un homme ne cessant de dire: «Je».
Venir dire et redire «Je», pour continuer à vivre et à croître: telle est l’essence d’une psychanalyse. En cela, elle se voue aussi à l’amour de l’unique. À propos de l’écriture chinoise et japonaise, Lacan a eu cette expression magnifique: «le singulier de la main écrase l’universel». Dans une psychanalyse, c’est le singulier de la parole qui écrase l’universel. Dès lors, et en chaque dimension du travail analytique, il n’est pas question de l’homme en général, celui que l’on réduirait à une norme ou un modèle, mais d’un être singulier et unique, entendu dans sa pure différence.
Au cœur de l’unique réside la possibilité même de l’amour. Dans le lien entre un patient et son psychanalyste, cet amour prend une forme qui ne ressemble à aucune autre, et que Freud a nommée «transfert».
Tandis que je propose ici un premier extrait du chapitre deux de mon livre La Vie augmentée – chapitre qui traite du transfert et intitulé «Choisir l’amour» – je le relie, avec gratitude, au Japon. Merveilleuse terre si riche de paradoxes subtils, où il n’existe presque pas de psychanalystes, où vivent et créent ces Japonais que, non sans admiration, Lacan a déclarés «inanalysables»: c’est elle qui est venue projeter un rayon d’aube, fait de toutes les couleurs du noir, sur le cœur sacré de mon métier.
Extrait:
Le transfert: tel est le nom de ce lien mystérieux, qui à coup sûr soigne et transforme, mais dont il est aussi difficile d’appréhender la réalité sans l’avoir expérimentée que d’imaginer l’état amoureux avant de l’avoir soi-même connu.
(…) Sait-on vraiment que la psychanalyse est essentiellement une expérience, une rencontre d’amour? Il faudrait écrire une rencontre d’amours au pluriel, puisqu’il s’agit de deux amours qui à la fois se relient et se différencient, celui du patient et celui du psychanalyste (…): amour présent, amour réel, entre un patient qui choisit son analyste et l’analyste qui choisit son métier, dont il sait qu’il mettra forcément en jeu son amour.
(…) Il y a choix d’amour de part et d’autre, mais nécessaire disparité des positions, de la manière d’aimer. L’amour du patient est engagement, dans la mesure où il engage dans sa parole les affects de son être, les empreintes de son parcours, les figures, parfois les fantômes, de son histoire, les impasses de sa vie, puis l’invention de ses issues. L’amour de l’analyste est renoncement – «lien d’abnégation» dit Lacan –, puisque son amour implique, précisément, d’empêcher que le patient aussi bien que lui-même ne se perdent dans l’amour.
Assumant l’amour vrai du transfert, l’analyste maintient l’écart entre les risques d’une relation duelle aliénante, aux conséquences catastrophiques, et une rencontre d’amour réussie, au sens de l’analyse comme terrain d’amour offert aux mutations du sujet.
(…) connexion de deux amours ayant chacun œuvré dans son juste champ de gravitation, le désir de savoir d’un côté, le désir de l’analyste de l’autre.
«Nous, c’est autre chose. Une autre chose sur une terre étrangère.» Ainsi s’adresse Sabina Spielrein à Jung, dans le film de David Cronenberg, A Dangerous Method.
Ce premier temps, celui de la rencontre thérapeutique, permit le déroulement d’une authentique talking cure qui, à partir du choix qu’elle fit de consentir à l’offre d’analyse de Jung, rendit Sabina Spielrein à elle-même et révolutionna son existence.
Aussi est-ce une véritable lumière transférentielle qui éclaire tout le début du film jusqu’au temps de la guérison de la jeune femme. Cette lumière met en valeur l’un des versants universels de l’amour, celui qui tient à l’unicité de l’être aimé (…). Le mystère de l’unique est l’un des ressorts essentiels du transfert.
(…) Si le patient choisit son analyste en le dotant d’unicité, l’analyste ne répond pas à l’identique: je l’ai dit, le transfert est la rencontre de deux amours, mais de nature dissymétrique.
(…) L’amour de l’analyste a bien un lien avec le mystère de l’unique, mais pas comme réflexif ou réciproque à celui que vit son patient (…). L’amour de l’analyste est le terrain sécurisé, propice à ce que le patient puisse engager en toute spontanéité le précieux transfert, au nom duquel il libérera son discours le plus intime. En émergeront les coordonnées de son histoire, les identifications présidant à sa vie, puis, progressivement, les mots inédits dans lesquels il viendra se reconnaître comme sujet.
Quand un patient s’entend parler ainsi de celui qu’il est, énonçant les termes primordiaux qui le fondent, découvrant la singularité de son être dans une différence absolue avec tout autre que lui, alors, oui, il se révèle unique: non pas unique pour se faire aimer plus qu’un autre de l’analyste, mais unique pour lui-même, pour qu’il puisse donner valeur unique à sa vie et l’inventer comme telle.
L’amour du psychanalyste pour chacun de ses patients est amour de la pure différence ou amour de l’autre dans sa pure différence.
Extrait de La Vie augmentée, chapitre 2, Albin Michel, 2017, pp. 51-67.
@sabinecallegari
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