«Triste Tigre» de Neige Sinno, prix Fémina 2023

Triste Tigre, publié aux éditions P.O.L, s’est vendu à cinquante mille exemplaires et a obtenu le prix du Monde et celui des Inrockuptibles, avant de remporter, le 6 novembre, le prix Fémina 2023, par neuf voix sur douze au premier tour. Neige Sinno succède ainsi à Claudine Hunzinger. Parmi les illustres textes littéraires sur la pédophilie et l’inceste, pourquoi Triste Tigre est un grand succès libraire et une œuvre littéraire singulière?
«Je voulais entrer dans la tête du bourreau»
Pour l’autrice-narratrice, s’il y a un projet qui sous-tend l’écriture, ce n’est pas la croyance en une possible libération, mais le désir d’entrer dans la tête du bourreau. Car «se mettre à la place de la victime, c’est facile, tout le monde peut le faire». Une question revient comme un leitmotiv ponctuant le récit autobiographique de Neige Sinno: pourquoi beaucoup de victimes sont plus fascinées par ceux qui imposent la violence que par ceux qui la subissent? «Qu’y a-t-il derrière ce regard? Qu’est-ce qui nous fascine chez les criminels, les monstres? On pense qu’ils détiennent des éléments de réponse sur une des plus grandes énigmes de l’existence: le mal» (page 33). Le texte se présente comme une exploration de tous les questionnements déclenchés par le viol. Le désir de comprendre ce qui lui est arrivé fait partie de la violence qui lui a été faite. Comme l’explique la récipiendaire du Fémina 2023, dans ses entretiens, c’est une stratégie courante chez les agresseurs de culpabiliser les victimes quand celles-ci ne se culpabilisent pas déjà. Déconstruire cette expérience, c’est défaire les nœuds de cette profonde solitude qui isole la proie. L’écrivaine avoue ne pas pouvoir sortir de cette solitude, même après avoir su qu’elle fait partie de centaines de milliers de personnes qui ont vécu ce traumatisme. Dans le livre, elle consulte les statistiques et découvre qu’un enfant sur dix subit l’inceste. Elle va intégrer les arguments manipulateurs de son agresseur pendant très longtemps. Elle essaie de décortiquer ses discours, sa stratégie de manipulation qui l’a tenue prisonnière et aliénée. Elle cite cette phrase d’Oscar Wilde, qui illustre son expérience: «Tout dans le monde concerne le sexe sauf le sexe. Le sexe est le pouvoir.»

Un récit poignant

Au départ, Neige vit avec ses parents, un couple marginal, obsédé par l’écologie et l’environnement, vivant dans un grand dénuement et une grande précarité et refusant toute assistance médicale pendant l’accouchement de la petite Neige. Son père biologique est artiste, aimant, mais paumé. Sa mère est hippie. Les parents se séparent après des années de cohabitation et la mère ayant pris sous ses ailes, ses deux filles, ne tarde pas à se marier avec l’élu de son cœur. Le roman commence avec l’arrivée du beau-père dans le taudis où la famille composée de deux sœurs, Rose, quatre ans, et Neige, six ans, refusent obstinément de l’appeler papa, selon son bon vouloir, surtout la narratrice. Elles découvrent, avec amertume, un beau-père très autoritaire qui fait la pluie et le beau temps et impose, dans la colère, une discipline asphyxiante. Le beau-père en question qui n’est jamais appelé par son prénom ou nom dans le livre, ose l’innommable, agresse sexuellement la narratrice enfant, en prétendant l’aimer d’amour. Ayant été blessé dans son narcissisme pervers par le rejet de la petite Neige, il se venge en lui imposant l’horreur de relations sexuelles durant neuf ans, pendant lesquels elle se soumettra à ses désirs afin de l’empêcher de détruire sa famille ou de faire du mal à sa sœur et au reste de la fratrie. Car le prédateur faisait chanter l’enfant en lui prouvant que sa mère, vulnérable, fragile et dépendante, s’écroulerait sans lui. De six ans à quatorze, voire quinze ans, Neige Sinno devra subir ses viols et, quand la mère s’absente, carrément ses pulsions orgiaques. À quinze ans, elle quitte la maison et s’installe chez des ami.e.s, qui contribueront à lui ouvrir les yeux et l’encourageront à dénoncer le coupable. En 2000, Neige et sa mère portent plainte. Le procès dure quatorze heures, l’agresseur est condamné à neuf ans de prison ferme sur les vingt ans de prison qu’il devait encourir. Il se montre un prisonnier modèle. On le libère après cinq ans. Sur le chemin de Compostelle, il rencontre une jeune femme qui tombe amoureuse de lui, à qui il avoue son passé et qui l’accepte quand même. Il se remarie avec elle et ils fondent ensemble une grande famille composée de quatre enfants, comme il a toujours voulu. La narratrice a l’impression que les désirs de son violeur seront toujours exaucés, qu’il ne sera jamais rongé par la culpabilité, qu’il porte en lui une force titanesque dont elle n’arrivera jamais à percer le mystère, alors qu’il est en réalité, un triste individu, «un titan minable».
La littérature ne sauve pas
La phrase choisie en exergue, «La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée», se lit comme un avertissement aux lecteurs et lectrices, qui pourraient situer la démarche d’écrire dans cette perspective. Car, pour la narratrice, il n’y a aucune issue possible et aucune esthétique possible avec cette matière qui la dégoûte et la révolte. Aucune beauté ne peut être extraite de ce mal horripilant. Il y a même une blessure narcissique qui pèse de son poids sur l’écriture de l’autrice-narratrice. Elle craint d’atteindre la reconnaissance par le biais de l’histoire, donc de l’inceste, alors qu’elle aurait dû déployer son talent dans une fiction narrative. Cela la poussera à donner une structure hybride, inclassable au récit autobiographique qu’elle assimile à un essai lyrique tel qu’on le conçoit en Amérique latine, plus précisément au Mexique, là où elle vit actuellement avec son compagnon et sa fille. Neige Sinno va jusqu’à ne pas souhaiter retenir un grand lectorat, ni vouloir exister dans la sphère littéraire grâce au thème qu’elle n’a pas voulu, ni choisi ni créé. Elle voudrait se défaire de l’emprise de l’inceste qui a façonné, dit-elle, sa façon de respirer, de marcher, d’exister. Elle aimerait exister à son tour par quelque chose qu’elle a fait elle-même, mais pas qu’on lui a fait. Dans les premiers chapitres, Sinno essaie d’esquisser le portrait du prédateur et d’analyser l’ambivalence. Elle recourt aux analepses et aux prolepses pour revenir à son crime répété régulièrement «pendant sept, huit ou neuf ans», en voulant analyser la duplicité du personnage. Elle constate qu’après son procès, les villageois voient toujours le côté lumineux du personnage, son enthousiasme pour accourir à la rescousse des uns et des autres, chaque fois qu’il a voulu se mesurer avec les forces écrasantes de la nature ou qu’un incendie s’est déclaré, soutenu par une carrure athlétique et une énergie débordante. Elle repasse en mémoire ses souvenirs d’enfant traumatisée et violée, la grande souffrance qui la plongeait dans la sidération et la passivité et pourtant elle ne sacrifie rien à la quête de vérité et de rigueur, au point de se demander dans quelle mesure, elle aurait pu être ou paraître consentante. Ce sentiment bâti sur le scepticisme et l’intégrité, la plonge dans la culpabilité, alors que le monstre chargé de veiller sur elle, étant donné son statut de père adoptif, vit sans l’ombre d’un scrupule et justifie son agression par l’amour. Devant le tribunal, il n’a pas froid aux yeux d’invoquer ces mêmes raisons. Comment peut-on tomber amoureux d’une fillette de six ans et lui imposer des rapports sexuels dans l’horreur et la soumission au lieu de contribuer à édifier son être? Elle critique aussi sa mère, qui n’a pas vu le mal arriver et dont la première réaction après la découverte du crime, fut de questionner son mari sur la véracité des accusations colportées contre lui. Neige Sinno est un peu choquée par l’attitude de la mère qui le traite de menteur au lieu d’agresseur, de violeur. Pourtant, un an plus tard, la mère divorcera et portera plainte contre son mari pour abus sexuel sur son enfant. Neige Sinno reconnaît que cela lui a coûté de perdre tout ce qu’elle avait construit, de se lancer dans une nouvelle carrière d’infirmière pour pouvoir subvenir aux besoins de ses enfants, de provoquer un scandale dans la vie calme et sereine des villageois.es, qui la prendront en grippe et de devoir déménager. La narratrice se décrit ainsi dans le livre: «Damaged for life.» Abîmée pour la vie et elle souligne la racine «abîmes». Rien ne pourra l’aider à se libérer. On dirait qu’elle essaie de ne pas tomber dans les poncifs et les stéréotypes trop rabâchés sur l’utilité thérapeutique de la littérature. «La littérature ne m’a pas sauvée. Elle ne m’a pas sauvée.» Pourquoi le dit-elle au début et le répète-t-elle tout au long du témoignage? Les exemples ne manquent pas. Ses réflexes sont restés les mêmes, après la libération de la parole. Elle avoue que dans un jardin public, en regardant les enfants jouer librement, elle est aux aguets pour démasquer entre les adultes, un virtuel agresseur, qui profiterait de la distraction des mères, pour commettre son crime ou préparer ignoblement le terrain.
Triste Tigre, une œuvre singulière
«L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous- mêmes de ce qu’on a fait de nous.» Neige Sinno cite cette phrase de Jean-Paul Sartre (page 113), qui nourrirait son cheminement. En dévoilant ce qui lui est arrivé, elle ne tombe jamais dans la vulgarité ni dans l’excès. Pourtant, elle dit tout. Son écriture ressemble par moments à celle d’Annie Ernaux, sobre, débarrassée de toutes les fioritures, mais aiguisée comme un couteau. «Un outil bien affûté arrive jusqu’à l’os» (page 145), note-t-elle en critiquant sa propre écriture, tout en constatant la difficulté de créer à partir d’un matériau abject, une œuvre d’art. Quand elle raconte son humiliation devant l’épicière chez qui elles s’endettaient sa sœur et elle pour ramener à la maison du pain, du riz et des pâtes, elle dit que des épiciers comme les parents d’Annie Ernaux seraient considérés par sa propre famille, comme des bourgeois. On voit bien qu’en grande lectrice et docteure ès lettres, elle avait lu l’œuvre du prix Nobel de littérature. D’ailleurs, son livre est émaillé de références littéraires. Elle convoque d’autres textes sur l’inceste et la pédophilie, interroge d’autres personnages de bourreau et de victime, comme Lolita de Vladimir Nabokov, Voyage dans l’Est de Christine Angot, dont le père coupable d’inceste, loue à sa fille les bienfaits de l’inceste à explorer en littérature. Il lui conseille même d’écrire le livre à la façon de Robbe-Grillet. Neige Sinno se livre à des réflexions qui sollicitent également les livres de Camille Kouchner, de Virginia Woolf, d’Antonio Ortuno, d’autres et le podcast de Charlotte Pudlowsky sur le sujet. Elle évoque Emmanuel Carrère, auteur de L’Adversaire, dont le sujet lié à l’envergure démesurée du mal et de la violence, relate l’histoire réelle de Jean-Claude Romand, le père de famille qui tue froidement ses enfants et sa femme quand le mensonge qui cachait son véritable statut dans la vie est démasqué. Elle mentionne des figures littéraires majeures qui ont parlé d’enfants abusés, comme Zola, Lautréamont, Maupassant, Faulkner, Céline, Le Clézio et d’autres. L’écrivaine exploite toutes les fonctions du narrateur théorisées par Gérard Genette: la fonction narrative manifeste dans le récit, la fonction testimoniale en rapport avec le pacte autobiographique, la fonction de régie, en commentant l’organisation et l’articulation du texte réalisées en connaissance de cause et la fonction de communication, par le dialogue direct qu’elle instaure avec le narrataire. Ainsi, elle s’adresse au lectorat et constate qu’il présente un espace de connivence avec la narratrice victime. D’où la question percutante qui en découle: si je n’ai pas à argumenter, à me justifier, à quoi bon écrire? Elle s’adresse aux lecteurs et lectrices à plusieurs reprises. Après avoir énoncé le verdict du tribunal, qui allège la peine de réclusion de l’agresseur considéré comme une ancienne victime agressée à l’école. «Si vous étiez dans le jury, vous penseriez quoi de cet élément? Est-ce que ça le rend plus ou moins coupable d’avoir été violé lui aussi, dans le cul, par un prêtre, une dizaine ou peut-être une douzaine de fois sur une période pas supérieure à, disons, quelques mois? Est-ce que ça fait pencher plutôt le nombre d’années de prison à la hausse ou à la baisse» (page 53). Son livre n’est pas un simple témoignage sur l’humiliation, la manipulation, le mal, la culpabilité, la violence, mais un besoin de mettre ses ressources culturelles, intellectuelles et émotives au service de l’analyse et de la quête de vérité.
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