En partenariat avec l’ambassade de Pologne au Liban et Wardé, la projection du film Chopin. I am not Afraid of Darkness (Chopin. Je n’ai pas peur de l’obscurité), dans le cadre du Beirut Art Film Festival, a eu lieu le 17 novembre au théâtre Béryte de l’Iesav à l’USJ. Alain E. Andrea, docteur en pharmacie, diplômé de l’USJ, pianiste de formation au Conservatoire national supérieur de musique du Liban et critique musical, a donné une conférence et dirigé une discussion après la projection du film.
Le documentaire Chopin. I am not Afraid of Darkness a soulevé des questions existentielles, relatives à la mort, la nature, la vie, la musique et son pouvoir thérapeutique. Trois pays. Trois guerres. Une seule musique. Le vécu commun des trois protagonistes provenant de pays différents et de vécus géopolitiques divergents revient à l’essence. Celui de l’être mais aussi celui de l’art. Ainsi, le Polonais Leszek Możdżer, le Sud-Coréen Jae-Yeon Won et le Syrien Fares Marek Basmadji, pianistes tous les trois, s’adonnent à la musique. Sur les traces de leur passé lourd, ils sont partis à la rencontre des leurs. Chopin les accompagne, de notes culminantes en soupirs éteints. Ainsi, la musique de Chopin s’avère thérapeutique pour eux. Ils la transmettent aux gens de chez eux, ceux qui n’ont pas eu la même chance, ceux qui ne visualisent plus d’avenir. Le documentaire retrace le passé de ces trois artistes et les suit tandis que chacun d’eux s’apprête à donner une représentation musicale de Chopin, dans des lieux forts en mémoire: le camp de concentration d’Auschwitz, la frontière entre la Corée du Nord et du Sud, le centre-ville de Beyrouth.
Pourquoi la musique? Le film y répond, sur les airs de Chopin qu’Alain Andrea mentionne, entre autres, Scherzo no.3 en do dièse mineur, Concero no.1 en mi mineur avec quintette à cordes, Étude no.3 op.10; Tristesse. Chaque morceau accompagne les réflexions des artistes face à leur passé disloqué et transcende leurs origines et leur état actuel pour aboutir à un ressenti universel. Bien qu’ils aient conscience que «l’œuvre ne peut jamais être achevée, Chopin est devenu une sorte de succès phénoménal». Cette affirmation s’applique à chacun d’entre eux. Suivre la musique est naturel puisque tout ce qui produit un son est musique et «notre existence elle-même est musique». Quoi de meilleur que de retourner à la musique pour résonner avec son soi intérieur? Ce n’est qu’alors que l’harmonie pourrait être atteinte, à l’instar de la nature. Les battements de cœur et les notes musicales suivraient la loi de gravité de mère nature et tout deviendrait paisible. Le point commun entre Chopin et ces trois artistes est qu’il était également un immigrant. Peut-être est-ce pour cette raison que sa musique résonne mieux que toute autre en chacun d’eux... et chez le public devant lequel ils jouent. Elle embrasse les mêmes blessures humaines et connaît les mêmes douleurs anthropologiques. De plus, la musique de Chopin est «basée sur la construction de la main humaine, du corps…» et peut-être alors sur la reconstruction de l’être tout entier ou même du pays.
Alain Andrea par Sally Mire.
Évoquant Auschwitz, Leszek Możdżer déclare: «Jouer de la musique dans des lieux sombres qui reflètent le côté obscur de l’humanité est naturel et nécessaire. Je n’ai pas peur de l’obscurité...» Le film aborde également l’explosion du port de Beyrouth qui a emporté des pierres et des êtres humains, mais aussi l’avenir des êtres. Faisant allusion au Liban après l’explosion du 4 août, où «le sol tremblait comme si ce n’était pas réel», Fares Marek Basmadji témoigne: «En déambulant au Liban, j’entrevois ce qu’était Alep. Ce n’est plus la même chose. On ne pourra jamais revenir au point de départ.» La musique, qu’il s’agisse de l’écho des souvenirs régionaux de Fairuz ou des notes universelles de Chopin, est la seule voie vers la lumière, comme le montre le film, en passant de la lourdeur de la mort, du côté obscur des ruines, aux rires des enfants, unis autour d’un match de foot, dans un camp de réfugiés. Cette expérience est celle de Fares Marek Basmadji, fils de mère polonaise et de père syrien. Être compatissant devant la télévision est une chose, mais voir de ses propres yeux touche les êtres à un niveau humain et «vous laisse sans mots». Il affirme également: «Je me considère entièrement polonais et entièrement syrien. Pourtant, j’ai toujours été considéré comme polonais en Syrie et arabe en Pologne.»
L’art, en particulier la musique, et son langage universel, peut unir les peuples. «La musique peut transformer les choses et nous avons besoin de cette transformation. » En effet, tout au long du film, la musique de Chopin guide les spectateurs et les aide simplement à voir. Alors que nous suivons les trois artistes jusqu’à leur performance commune, nous retenons notre souffle. La musique de Chopin, qui nous a accompagnés tout au long du film de Joanna Kaczmarek, nous donne la réponse ultime à la question du film: «Quel est le rôle de l’art dans le processus de guérison collective et individuelle?» Cela devient tout à coup évident. Aucune définition scientifique n’est requise parce que la réponse vient du cœur. La musique de Chopin nous ramène à l’essentiel et aux silences expressifs. Ce que les mots ne pourraient jamais expliquer, car il est vrai qu’au-delà des murs brisés et des rêves, «nous saignons tous de la même couleur».
Exploration musicale d’Alain Andrea
Au cours de sa conférence, Alain Andrea a abordé l’aspect cathartique de la musique, qui élève l’être humain au-delà des frontières, des nationalités et des atrocités des guerres qui ne justifient ni violence ni haine. Tout comme l’identité de Chopin ne se limitait pas à des nationalités spécifiques, car il appartenait à l’ultime forme de création, celle de l’art, les êtres humains partagent un objectif supérieur.
Répondant à la question du rôle de l’art dans le processus de guérison collective et individuelle, Alain Andrea met en lumière les trois entretiens qu’il avait menés respectivement avec Dominique Merlet en 2019, Martha Argerich en 2021, et Jean-Jacques Eigeldinger en 2023.
Dominique Merlet: «Je ne suis pas très optimiste sur l’évolution de l’expression romantique. Notre monde actuel, bruyant et brutal, si vulgaire, en est trop éloigné. Mais cela me rassure un peu lorsque je vois des salles ou églises archipleines. La musique serait-elle l’antidote du vingt-et-unième siècle?»
Martha Argerich: «La musique ne peut pas guérir les gens, mais elle peut aider parce qu’elle ouvre d’autres horizons. C’est quelque part un autre monde, mais qui est aussi en contact avec le monde réel… on sait très bien aussi que pendant les terribles conflits de la Seconde Guerre mondiale, par exemple, il existait beaucoup de gens pas très pacifiques qui appréciaient la musique et qui allaient aux concerts...»
Jean-Jacques Eigeldinger: «Orphée, le musicien-poète de légende, avait apporté la civilisation (arts, agriculture) à des peuplades barbares. Puisse la barbarie technologique de notre temps se voir traversée par l’essence transcendante de la musique. Chopin certes y compte pour beaucoup.»
Quant à la question de savoir si la musique est salvatrice, Alain Andrea répond: «Elle rétablit cette connexion vitale entre le Beau et le sensible d’une part, et l’âme humaine d’autre part, perpétuant, de ce fait, son rôle essentiel dans l’expérience de la Vérité. Elle la dévoile dans toute sa splendeur en mettant à nu l’humanité, à laquelle elle retire le voile illusoire des vérités notoires.» Il conclut sur une note en rappel au documentaire: «La dernière pièce jouée dans le film c’est Tristesse de Chopin, mais qui renferme des harmonies porteuses de réconfort et d’espoir.»
Marie-Christine Tayah
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