Cette chronique est connue pour ses critiques acerbes, mais n’a néanmoins pas l’habitude d’adresser des insultes. Cependant, l’expression dans le titre a une histoire: lors de la campagne présidentielle de Bill Clinton en 1992, son stratège de campagne a créé trois slogans, dont «It’s the Economy, Stupid» (à l’adresse de ses rivaux), voulant dire que tout passe par l’économie.
Or ce slogan, qui était supposé rester cantonné à l’équipe de campagne, a vite fait de se propager aux USA puis ailleurs, avant de se transformer en multiples variantes, dont «It’s the Politics, Stupid». Depuis, il a été utilisé par d’innombrables interlocuteurs, leaders, rapports, auteurs… dont notre référence en finance locale, le plutôt austère Makram Sader, ancien secrétaire général de l’Association des banques.
Mais quelle est l’occasion d’un tel déballage? C’est qu’un rapport a été récemment publié par un groupe de spécialistes universitaires au sein de Harvard, sur la crise libanaise, ses racines, causes, effets et les possibles solutions.
Et sur 69 pages, il n’y a eu aucune mention des vraies racines du mal: le Hezbollah, ses guerres internes et externes, ses assassinats, ses nitrates, la discorde avec les pays du Golfe, les vides répétés au niveau du pouvoir, la corruption et la dilapidation systématique au sein de l’État. Avec des milliards de dollars de pertes à chacune de ces occurrences, des pertes englouties in fine par la BDL, les banques, le Trésor public, les entreprises et les citoyens.
Et c’est seulement à ce second niveau que le rapport entame son analyse, avec les séquelles, ces pertes financières identifiées comme «les causes de la crise». Ce qui constitue un biais et une erreur méthodologique de taille, qui va se répercuter sur la conclusion, les mêmes causes produisant les mêmes effets.
On arrive maintenant au contenu du rapport. Les auteurs admettent la rareté des chiffres fiables – mais se trompent lourdement parfois sur quelques-uns. Néanmoins, ils ont repéré l’essentiel, ont mis le tout dans un number cruncher, le genre de logiciel doté d’intelligence artificielle, pour sortir des équations savantes.
Une conclusion est que la dette publique totale en devises est réellement de 120 milliards de dollars, en incluant les eurobonds et le passif de la BDL. Comment résorber ce déficit? Le rapport exclut d’office l’utilisation des actifs étatiques «qui ne valent que 4-10 milliards de dollars selon nos estimations». Une affirmation à l’emporte-pièce, si légère qu’elle mérite d’être mise au crédit d’un quelconque ministre libanais. C’est dire. À plus de 12.000 kilomètres, comment les auteurs peuvent-ils évaluer l’ensemble des actifs, des structures, des entités et du foncier publics, dont 59.353 terrains?! Mais passons…
La première de leurs solutions est d’assainir le bilan de la BDL, en la déchargeant de ses obligations à l’égard des banques (et des déposants), soit 76 milliards de dollars, puis les mettre sur le compte de l’État, qui portera donc la totalité de la charge publique.
Selon le scénario des auteurs, la BDL gardera même ainsi un excédent de 14 milliards de dollars qu’elle pourra utiliser pour prêter aux banques vacillantes. Les banques pourraient ainsi reprendre leur activité normale, du moins la plupart d’entre elles. Les autres devront être nationalisées.
Néanmoins, ce scénario idyllique suppose d’opérer une ponction (haircut) de près de 85% sur les eurobonds ET les dépôts. Selon ce scénario, on ne pourra dédommager entièrement que les comptes bancaires inférieurs à 100.000 ou 150.000 dollars, moins ceux qui ont été transférés de livres libanaises en dollars après la crise.
En échange, l’État distribuera aux banques des «certificats de dette», dont une bonne partie sera refilée aux déposants lésés. Une façon pour l’État de se débarrasser de sa dette à moindre coût. Car ces certificats, qui seront disponibles à la vente sur le marché, ne vaudront que 10% ou 15% de leur valeur nominale au début, les auteurs en sont conscients. Et rien ne garantit une appréciation ultérieure. D’où le haircut de plus de 80%. C’est tout comme les opérations de chèques contre cash qu’on pratique actuellement sur le marché bancaire. Mais avec une autre façon de gratter l’oreille gauche avec la main droite.
Une fois les déposants ainsi dépossédés, les auteurs prévoient que la BDL et la plupart des banques seront alors solvables, avec quand même une nécessité d’injection supplémentaire de capital et une loi de contrôle de capitaux.
On ne sait pas pourquoi les harvardiens ont fourni un tel effort pour arriver au même résultat pratique des plans Saadé Chami ou Hassan Diab: déposséder les plus nantis (plus de 100.000$) de leur argent. Le plus drôle dans cette histoire est que le rapport recommande des pistes d’investissement (tourisme, tech… et gaz). Mais il ne se demande pas qui va encore oser faire ces investissements. S’agit-il de ces mêmes nantis qui auraient été dévalisés? Ou d’autres qui ont assisté à ce pillage?
L’État de son côté, selon le rapport, aura besoin de près de 8 milliards de dollars pour assainir ses finances, via le FMI et les donateurs, plus des augmentations fiscales et une hypothétique récupération de quelques biens mal acquis et transférés ailleurs.
Une autre proposition-clé, digne d’intérêt, est de dollariser entièrement le pays, en s’appuyant sur des expériences réussies en Équateur, au Salvador, ou au Panama. Nombreux de nos économistes ont déjà proposé cette solution. La livre libanaise disparaîtra alors, du moins pour quelques années. Ceci est de nature à réduire l’inflation et la pauvreté et de tranquilliser les potentiels entrepreneurs. Et, en même temps, on n’aura plus besoin de grandes réserves à la BDL (puisqu’il n’y a plus de livres libanaises à défendre).
Toutes les livres libanaises du marché, en cash ou déposées dans les banques, seront ainsi converties en dollars au taux du marché, ce qui équivaut à 1,2 milliard de dollars. De quoi frustrer ceux qui espèrent encore une appréciation de la livre, en cas d’élection d’un président fiable par exemple. Mais, apparemment, les bons de Trésor (la dette étatique en livres libanaises) n’ont pas été pris en compte dans ce processus. Et les auteurs n’ont pas proposé non plus une dollarisation soft, qui fait cohabiter les deux monnaies, mais en privilégiant le dollar.
Évidemment, on peut opposer à ce scénario le symbole national que représente la livre, un peu comme le drapeau ou l’hymne national. Mais au point où on en est…
Cependant, tous ces exercices tombent à l’eau si, encore une fois, les racines du mal n’auront pas été extirpées. Les mêmes qui ont conduit le pays à la faillite et perpétuent en ce moment même cette œuvre destructrice aux frontières, minant de nouveau l’économie après une année de reprise. Alors que les gens du pouvoir poursuivent leur business as usual comme si de rien n’était. Aussi imperturbables que l’armoire à glace de votre grand-mère.
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