Icônes de Tripoli: révélations de trésors historiques par Ray Jabre Mouawad

Demain, vendredi 15 décembre, l’historienne Ray Jabre Mouawad signera son nouvel ouvrage Icônes et églises de Tripoli-Liban, publié aux éditions Dergham, de 16 à 19 heures au palais Sursock. Ray Jabre Mouawad est docteure en histoire et professeure universitaire. Elle retrace dans son dernier-né le parcours des iconographes qui venaient de Terre sainte, d’Alep et du mont Athos, pour peindre les icônes dans les églises orthodoxes de Tripoli et du Koura. Elle consacre un chapitre à chaque peintre et regroupe 180 photos de leurs œuvres iconographiques et des églises qui les ont abritées.
Ray Jabre Mouawad est membre fondateur de l’Association pour la restauration et l’étude des fresques médiévales du Liban (AREFML), rattachée au Centre de documentation et de recherches arabes chrétiennes de l’université Saint-Joseph. Après son livre Les Maronites chrétiens du Liban paru aux éditions Brépols en 2009 et l’ouvrage consacré aux émirs Abillama, publié aux éditions Dar an-Nahar et coécrit avec Levon Nordiguian, elle retrace dans son dernier-né le parcours des iconographes qui venaient de Terre sainte, d’Alep, du mont Athos et de Sainte-Catherine du Sinaï, pour peindre les icônes dans les églises orthodoxes de Tripoli et du Koura. L’auteure dévoile les richesses insoupçonnées ou méconnues de ces églises du Nord et la préservation scrupuleuse des icônes par les évêques et les supérieurs des monastères, notamment ceux de Notre-Dame de Balamand. Elle consacre un chapitre à chaque peintre et réunit cent quatre-vingts photos de leurs œuvres iconographiques et des églises qui les ont abritées. Ici Beyrouth a rencontré Ray Jabre Mouawad. Entretien.
La couverture de l'ouvrage
Dans l’introduction, vous dites qu’il n’y a pas un historien de l’art qui a mentionné l’apport des artistes de l’Orient ou parlé de leur parcours comme l’avait fait Vasari en hommage aux artistes de la Renaissance. Comment avez-vous pu reconstituer les noms et les parcours de cinq artistes majeurs?
Tout à fait. Vasari a écrit sur Boticelli, Michel-Ange et Léonard de Vinci. Là j’ai dû fouiner, piocher, élaborer des recherches, pour trouver quelques témoignages sur Hanna el-Qoudsi, Michel le Crétois et un évêque qui s’appelle Parthénios, dont l’œuvre est remarquable, entre autres. J’ai procédé avec les éléments que je trouvais. Par exemple, la dernière icône de Hanna el-Qoudsi date de 1745, ce qui signifie qu’il avait terminé ses jours à Tripoli aux environs de cette date. Le dernier des artistes de cette période est Michel le Crétois. Il a quitté Tripoli en 1820. J’ai délimité mes recherches selon une certaine période chronologique. Évidemment, il y a eu d’autres artistes, après lui. Les églises de Koura contiennent des merveilles qui méritent un autre livre qui aborderait le dix-neuvième siècle et que je ferai peut-être. J’ai surtout travaillé la période que je qualifierai de classique, qui distingue l’école d’Alep et qui débute à la fin du dix-septième siècle avec Neemat al-Moussawir. Il y a un fait intéressant à noter. Ces iconographes, qui sont venus à Balamand, ont utilisé des inscriptions arabes. Ils ont le mérite d’avoir fait de la calligraphie arabe, une langue «chrétienne».
Est-ce que les iconographes de cette époque appliquaient les mêmes codes rigides ou il y avait toujours place à la touche personnelle?
On croit que les icônes, c’est un art figé. Par exemple, la même Vierge avec l’Enfant, puisqu’en général on applique des codes précis; ou Saint-Pierre représenté à la droite du Christ et Saint-Paul à sa gauche. On se rendra compte en lisant le livre qu’il y a beaucoup de variations et de nuances et que les peintres osaient ajouter des détails assez subjectifs. Hanna el-Qoudsi qui a peint l’icône de Saint-Dimitri, martyrisé par les Romains, illustre cette idée. Inconsciemment, il a peint les soldats romains qui ont torturé Saint-Dimitri et l’ont décapité avec l’apparence et l’accoutrement des ottomans, donc des moustaches et des cimeterres en demi-cercle.
Entrée de La Vierge au temple, Michel le Crétois 1815, Saint- Nicolas Tripoli.
Vous dites que «l’église Saint-Nicolas de Tripoli constitue une exception puisque ses quatre iconostases, peintes entre 1815 et 1819 par Michel le Crétois, ont été miraculeusement préservées». Est-ce que vous considérez que Tripoli contient des richesses iconographiques plus qu’une autre ville ou région libanaise?
Absolument. La cathédrale Saint-Nicolas des Grecs orthodoxes, où l’évêque officie à la messe, a une histoire particulière. Elle a été construite en 1809 et ce sont tous les orthodoxes de Tripoli qui se sont cotisés pour la construire et ils ont fait appel au meilleur peintre de l’époque, Michel le Crétois (Michel Polychronis), qui venait de Crète. On trouve des églises magnifiques dans la région de Byblos, de Batroun, de Koura, de Kadicha. Au fil du temps, en accompagnant les restaurateurs, on visitait tellement d’églises que je suis tombée littéralement sous le charme des icônes grecques orthodoxes qu’on désigne par melkites, que ce soit sur le plan artistique ou spirituel. J’ai réalisé que la richesse iconographique des églises du Liban-Nord et particulièrement à Tripoli, était exceptionnelle. C’est alors que j’ai commencé à répertorier les icônes et à m’intéresser à l’itinéraire de leurs auteurs. Mon livre s’est fait naturellement, puisque j’ai trouvé cinq iconographes majeurs qui ont peint à Tripoli et à Balamand, ou même dans un couvent de Koura, qui s’appelle Notre-Dame de Natour ou de la Garde. Tripoli était le cœur battant de la province ottomane du vilayet de Tripoli. Paradoxalement, cette époque entre le dix-septième et le dix-neuvième siècle était assez prospère pour les chrétiens orthodoxes de Tripoli, qui finançaient les icônes. Les peintres iconographes ont formé un ensemble artistique et spirituel de premier ordre, mais peu connu. On connait les icônes de Saydnaya et de la Terre sainte, mais pas celles de Tripoli, qui n’a pas obtenu la reconnaissance qu’on lui doit en tant que foyer artistique et créatif. Mon livre a essayé de retracer le parcours de ces peintres et d’expliquer comment le clergé a pu financer leurs travaux.

Quelles sont les autres régions du Liban-Nord qui recèlent des richesses iconographiques dans leurs églises ?
Dans le Koura, on jouissait d’une certaine stabilité et les chrétiens de Bechmezzine, Kfarhazir et Amioun ont commencé à construire dans leurs églises de merveilleuses iconostases, qui représentent la porte d’accès au ciel, à Dieu, d’où leur importance incontournable. Pendant que les fidèles prient de l’autre côté, pour symboliser leur présence sur terre, on peut apercevoir en haut des iconostases, le Golgotha, la croix du Christ crucifié qui repose sur le crâne d’Adam. Au pied de la croix, comme dans les Évangiles, il y a toujours la Vierge Marie, la mère de Dieu et Saint-Jean-Baptiste. En dessous, il y a le rang des apôtres. Au milieu, le Christ et six apôtres de chaque côté. Plus bas, on voit les fidèles qui n’ont pas le droit de traverser l’espace surmonté de rideaux.
Iconostase de Saint- Dimitri, Eglise Saint-Georges, Tripoli, Mina.
Les iconographes ne signaient jamais avec leurs noms. Parfois, ils mentionnaient leurs prénoms en utilisant la formule «par la main de…», dans un acte de foi qui considère la main comme l’instrument du divin.
Cela dépend. Hanna el-Qoudsi avant Michel Le Crétois, signait son nom et mentionnait la date. Il a dû être formé dans sa ville de naissance Jérusalem, dans l’un des célèbres ateliers d’icônes. Il est venu à Tripoli vers 1721. Les prélats de Tripoli et les supérieurs du monastère de Balamand sollicitaient les meilleurs peintres pour cette tâche. Comme on voit dans les premières pages du livre, il y a les merveilleuses icônes de Balamand qui ont été peintes par des artistes aleppins. Neemat al-Moussawir d’Alep et son fils Hanania ont tous les deux peints pour Balamand. Cette dynamique créative sacrée a prospéré pendant deux cents ans, grâce au clergé et aux fidèles orthodoxes ainsi qu’aux supérieurs de Balamand. Les croyants commandaient des icônes après leur pèlerinage, en rémission de leurs péchés ou en signe de gratitude.
Et le clergé orthodoxe ne promettait pas des indulgences à sa façon en poussant les ouailles à commander des icônes ?
Les indulgences, c’est strictement romain. Ces donations se faisaient au retour d’un pèlerinage. C’est pourquoi on lit sur les icônes l’inscription: «Al-Hajj» tel a fait don de cette icône pour le salut de son âme ou le repos de l’âme d’un parent. D’autres inscriptions mentionnaient: «Al-Makdissi  a visité le tombeau du Christ à Jérusalem. Quand il revenait dans son patelin, il faisait l’offrande d’une icône, pour l’exaucement d’un vœu. C’était une tradition bien ancrée. Pourquoi Tripoli? Parce que c’était un port très florissant où les pèlerins arrivaient en bateau de Russie, du nord, de partout et évitaient la voie terrestre par crainte des brigands qui étaient légion.
Vous racontez d'une façon romanesque. Ce livre d'art est aussi un essai historique et un ouvrage socio religieux, avec un souffle littéraire.
J’ai essayé de livrer un témoignage sur mes découvertes iconographiques en évitant le style parfois rébarbatif de l’essai qui peut ennuyer ou rendre la lecture difficile. J’ai raconté des histoires, en l’occurrence les parcours de ces cinq peintres d’icônes majeurs, en restant fidèle à la réalité et aux faits.
"Les Saints Pierre et Paul piliers de l'église" oeuvre attribuée à Neemat al Moussawwir 1704 Saint- Nicolas Tripoli.
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