La musique de Beethoven, initialement ancrée dans le classicisme viennois honoré par Haydn et Mozart, a amorcé une rupture audacieuse avec les conventions de son époque, ouvrant ainsi la voie au romantisme musical. Le musicologue français, Bernard Fournier, en fait le point.
Au commencement était le silence. De cette harmonie suprême, surgit l’éclat du son, et avec lui, s’épanouit la musique. Ainsi commença l’histoire de cet art qui aurait osé croquer dans le fruit défendu de la création musicale, un acte de rébellion qui scella la rupture d’alliance avec la quiétude originelle. La musique s’en éloigna, s’aventurant audacieusement, parfois impudiquement, dans les territoires sonores inexplorés. Elle s’égara dans les dédales des muses, embrassant la dissonance avec ferveur et transformant ladite quiétude en un tumulte créatif. Dès lors, la musique et ses créateurs avancent non pas dans une fuite perpétuelle du silence, mais plutôt dans un pèlerinage en quête de la quintessence de l’harmonie première. À travers les âges, les compositeurs se succédèrent, chacun révélant son propre «nord» et orientant l’art musical dans son éprouvant périple de rédemption.
Ludwig van Beethoven (1770-1827) ne s’inscrit point dans cette lignée, n’étant nullement une voie mais incarnant indéniablement une destinée. Cet inébranlable entendeur de l’harmonie suprême baignait dans la quiétude originelle. Sa musique ne recherche pas le silence, mais le sculpte en son auditoire. Ce génie intemporel de l’humanité prêta, au fil d’une vie imprégnée d’une double essence héroïque et pathétique, une oreille intérieure finement attentive aux murmures d’un au-delà qui le hantait. Ses cathédrales musicales se muent en un art sacré qui affranchit l’âme humaine, la libérant des chaînes mondaines et l’élevant jusqu’au Divin. Beethoven distille dans ses plus grands chefs-d’œuvre, culminant avec sa IXe symphonie en ré mineur mais également dans sa Missa Solemnis, la passion de la fraternité, évoquant un baiser universel destiné à enlacer le monde tout entier.
À l’occasion de la commémoration de la naissance de ce vieux lion incompris, le plus éminent des démiurges de la musique d’art occidentale, le musicologue Bernard Fournier, expert de l’œuvre du compositeur allemand, scrute et analyse, pour Ici Beyrouth, la musique et la vie de celui qui orchestra la plus glorieuse révolution musicale.
La musique de Ludwig van Beethoven s’inscrit dans une forme de classicisme que Vienne célébrait avec fierté, et que Joseph Haydn (1732-1809) et Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) défendaient avec ferveur. Néanmoins, le génie de Bonn ne pouvait se résoudre à se conformer strictement aux conventions classiques de son époque, une divergence que Haydn reprochait catégoriquement à son élève, entraînant des relations de plus en plus tumultueuses entre eux. Toutefois, l’audace avant-gardiste de Beethoven l’a conduit à paver la voie au romantisme musical. Quels sont précisément les changements musicaux que le compositeur allemand a instaurés dans la musique d’art occidentale du dix-neuvième siècle?
Lorsque Beethoven, âgé de 22 ans, partit pour Vienne en 17921 où il devait prendre des leçons avec Haydn, le comte Waldstein, son mécène à Bonn, écrivit dans son album cette phrase amicale: «Cher Beethoven, vous allez à Vienne pour réaliser un souhait depuis longtemps exprimé: le génie de Mozart est encore en deuil et pleure la mort de son disciple. (...) Par une application incessante, recevez des mains de Haydn l’esprit de Mozart.» Par son caractère prophétique, cette phrase inscrivait l’avenir du jeune compositeur dans le style classique. Et il est indéniable que les œuvres que Beethoven composa jusqu’en 1802 restent marquées par l’influence de ces deux maîtres du classicisme viennois. S’il ne rencontra jamais Mozart, Beethoven prit des leçons avec Haydn, mais il se rebiffa bientôt contre ce professeur à qui il reprochait sa désinvolture2.
Néanmoins, en dehors des relations interpersonnelles – aucune avec Mozart, orageuses avec Haydn –, il est certain que Beethoven fut profondément influencé par la musique de l’un et l’autre de ces génies. Cela se manifeste clairement dans sa première période créatrice (jusqu’en 1802) et de manière assez différenciée. En effet, de Haydn, Beethoven retient essentiellement l’inventivité formelle et, de Mozart, l’art d’un discours combinant idéalement légèreté et profondeur. Il est éclairant d’examiner comment Beethoven a rendu hommage au style de ses deux aînés dans deux quatuors qu’il a délibérément écrits dans leur sillage.
Le Quatuor opus 18 n° 2, appelé parfois quatuors des révérences, est un hommage un peu insolent à Haydn. Beethoven en parodie les courbettes poudrées dans le premier mouvement, avant de les détourner finalement en rustiques piétinements, mais il en exacerbe le principe de liberté formelle dans le mouvement lent en y insérant un iconoclaste allegro. Le Quatuor opus 18 n° 5 est un hommage admiratif au Quatuor K. 464 de Mozart, que Beethoven avait recopié de sa main et dont il reprend, la tonalité, le plan, la désignation des mouvements et leur forme. L’Andante cantabile à variation, première grande page de variations de celui qui en deviendra le maître incontesté, s’inspire des variations de ce quatuor de Mozart qui sont sa plus grande réussite dans ce domaine. Souvent trop focalisée sur l’influence qu’a la musique de Haydn sur Beethoven, la musicologie n’a pas assez tenu compte des nombreux signes de l’influence de Mozart sur le jeune Beethoven dont plusieurs œuvres s’inspirent directement de chefs-d’œuvre mozartiens. Ainsi, le Trio divertimento K. 543 (voir l’Opus 3 de Beethoven), le Quintette K. 452 pour piano et instruments à vent (voir l’Opus 16 de Beethoven), etc.
Et cependant, ces influences de Haydn et Mozart sur Beethoven sont temporaires – elles s’exercent essentiellement pendant sa première période créatrice – et partielles: même dans les œuvres de sa «première manière», on reconnaît déjà la patte du Beethoven romantique de la deuxième (1803-1815) et même moderne de la troisième (1818-1826).
Si donc, on sent dès les premières compositions de Vienne, et même dans certaines de Bonn (comme la Cantate sur la mort de Joseph II), souffler le vent d’une autre planète, c’est véritablement à partir de 1803 que la révolution stylistique, formelle et esthétique conduite par Beethoven va se manifester dans toute son ampleur et cela avec trois œuvres emblématiques des plus grands genres instrumentaux de la musique classique: la symphonie, la sonate pour piano et le quatuor à cordes. Nés au dix-septième siècle, ces genres vont connaître une deuxième naissance avec la Symphonie «Héroïque» (1803), la Sonate «Appassionata» (1804) et les trois Quatuors «Razoumovski» (1806).
Tout y est plus grand (dimensions), plus profond (exploration des mondes intérieurs d’un «je» universalisant), plus intense (expression de la passion). On passe du registre du beau à celui du sublime. En outre, deux aspects entièrement neufs se font jour dans ces œuvres: une puissante recherche d’unité, une exigence absolue d’unicité: chaque œuvre nouvelle n’est pas une de plus dans une série codifiée, elle réinvente sa forme et ses modalités d’existence. C’est pourquoi alors que Mozart avait composé au moins 41 symphonies et Haydn plus de 104, Beethoven n’en a composé que 9, mais chacune tellement individualisée qu’elle crée chaque fois un univers nouveau, qu’elle ne ressemble à aucune autre et ne peut être imitée. La symphonie n° n+1 n’est pas construite en utilisant les «recettes» qui ont pu servir à composer la symphonie n° n. Cette leçon sera reprise par toute la descendance symphonique romantique et post-romantique de Beethoven. De même, le paradigme des Quatuors «Razoumovski» sera l’étoile polaire de tous les successeurs de Beethoven de Mendelssohn à Reger.
Mais ce n’est pas seulement au romantisme et au postromantisme que Beethoven a ouvert la voie, c’est aussi à la modernité et les œuvres de sa troisième manière, notamment ses derniers quatuors, ont inspiré bien des compositeurs du vingtième siècle, délibérément et directement (Bartók) ou indirectement (Chostakovitch). De plus, en dehors de son influence formelle, discursive ou esthétique, l’œuvre de Beethoven a pu avoir une influence jusque sur certains compositeurs des avant-gardes des années 1970 qui ont trouvé, en elle, une nouvelle façon de «penser la musique».
Notes
(1) Beethoven avait fait en 1787 un premier voyage à Vienne au cours duquel il aurait dû rencontrer Mozart, mais il ne le put car il n’y resta que deux semaines, rappelé à Bonn par son père qui l’alertait sur l’état de santé de sa mère mourante.
(2) Il prit des leçons avec lui de novembre 1792 à janvier 1794. S’il travailla beaucoup pour ces leçons, il reprocha à Haydn d’avoir été un professeur peu attentif. Il déclara d’ailleurs à Ferdinand Ries qu’il n’avait «jamais rien appris» de lui et refusa d’ailleurs, malgré l’insistance de Haydn, que l’on inscrivît sur la page de titre de ses œuvres de l’époque: «élève de Haydn». Mais plus tard, il reconnaissait qu’il aurait commis bien des erreurs sans les conseils de «bon papa Haydn».
(3) C’est pourquoi les avancées les plus spectaculaires de l’intelligence artificielle ne pourront jamais créer la 10e symphonie ou la 33e sonate de Beethoven.
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