Sur les pas de Beethoven: les quatuors à cordes

Les quatuors à cordes de Beethoven représentent une révolution audacieuse dans l'évolution de ce genre musical, marquée par une lutte délibérée contre les conventions classiques. Initiée avec les Quatuors «Razoumovski», Beethoven redéfinit la structure, la durée et l'expressivité du quatuor, influençant ainsi le romantisme musical. Ses cinq derniers quatuors, y compris la Grande Fugue, opèrent une révolution encore plus radicale, ouvrant la voie à une modernité qui transcende son époque. Analyse du musicologue Bernard Fournier.
Au commencement était le silence. De cette harmonie suprême, surgit l’éclat du son, et avec lui, s’épanouit la musique. Ainsi commença l’histoire de cet art qui aurait osé croquer dans le fruit défendu de la création musicale, un acte de rébellion qui scella la rupture d’alliance avec la quiétude originelle. La musique s’en éloigna, s’aventurant audacieusement, parfois impudiquement, dans les territoires sonores inexplorés. Elle s’égara dans les dédales des muses, embrassant la dissonance avec ferveur et transformant ladite quiétude en un tumulte créatif. Dès lors, la musique et ses créateurs avancent non pas dans une fuite perpétuelle du silence, mais plutôt dans un pèlerinage en quête de la quintessence de l’harmonie première. À travers les âges, les compositeurs se succédèrent, chacun révélant son propre «nord» et orientant l’art musical dans son éprouvant périple de rédemption.
Ludwig van Beethoven (1770-1827) ne s’inscrit point dans cette lignée, n’étant nullement une voie, mais incarnant indéniablement une destinée. Cet inébranlable entendeur de l’harmonie suprême baignait dans la quiétude originelle. Sa musique ne recherche pas le silence, mais le sculpte en son auditoire. Ce génie intemporel de l’humanité prêta, au fil d’une vie imprégnée d’une double essence héroïque et pathétique, une oreille intérieure finement attentive aux murmures d’un au-delà qui le hantait. Ses cathédrales musicales se muent en un art sacré qui affranchit l’âme humaine, la libérant des chaînes mondaines et l’élevant jusqu’au Divin. Beethoven distille dans ses plus grands chefs-d’œuvre, culminant avec sa IXe symphonie en ré mineur mais également dans sa Missa Solemnis, la passion de la fraternité, évoquant un baiser universel destiné à enlacer le monde tout entier.
À l’occasion de la commémoration de la naissance de ce vieux lion incompris, le plus éminent des démiurges de la musique d’art occidentale, le musicologue Bernard Fournier, expert de l’œuvre du compositeur allemand, scrute et analyse pour Ici Beyrouth la musique et la vie de celui qui orchestra la plus glorieuse révolution musicale.

Les seize quatuors à cordes de Beethoven, de l'Opus 18 à l'Opus 135, ainsi que de la Grande Fugue opus 133, constituent un ensemble singulier au sein de l'œuvre du compositeur allemand. Beethoven lui-même était conscient de l'importance historique de sa démarche, tant dans l'évolution du quatuor à cordes que dans ses perspectives futures. En remodelant la conception de ce genre, Beethoven a initié une bataille ouverte et décisive contre les conventions musicales classiques. En tant qu'expert de l'œuvre de Beethoven et du quatuor à cordes, pourriez-vous nous éclairer sur la révolution qu'il a opérée dans le genre du quatuor à cordes ?
Beethoven est venu relativement tard au quatuor à cordes (comme à la symphonie) car il était conscient de la grandeur et du poids de l’héritage qui lui venait de Haydn et de Mozart. Avant son Opus 18 qui marque son entrée officielle dans le genre suprême du quatuor, il avait écrit plusieurs œuvres pour cordes seules. Citons un duo pour violon et alto [1796], cinq trios [1794-1797] et un quintette [1795]; il avait également fait quelques incursions dans le domaine du quatuor à cordes, mais avec de petites pièces, notamment un menuet [1792], deux préludes et fugues 1794-1795, l’arrangement d’une fugue de Haendel. Il ne s’attaqua à de véritables quatuors, les six de son Opus 18, qu’à la fin de l’année 1798 et il ne termina le 6e qu’à l’été 1800. C’est donc un compositeur aguerri qui a déjà une centaine d’œuvres à son actif (nombre d’entre elles, en particulier celles qui ont été composées à Bonn, ne portent pas de numéro d’opus, même s’il y a parmi elles des chefs-d’œuvre). Quand il commence à composer son Opus 18, Haydn est sur le point d’achever ses derniers quatuors, les deux de l’Opus 771. Ils seront publiés en 1799, deux ans avant la publication des premiers quatuors de Beethoven. Ces deux groupes de quatuors, les deux de Haydn et les six de Beethoven, ont le même dédicataire, le prince Lobkowitz, on peut voir là une sorte de transmission symbolique du «père du quatuor» vers ce fils turbulent qu’était Beethoven.
Pour lui, il ne s’agissait pas d’imiter Haydn et/ou Mozart, de se comparer ou de se mesurer à eux, mais d’«ouvrir un nouveau chemin», comme il dira plus tard à Krumpholz.
Même s’il y respecte grosso modo les canons du classicisme, il innove déjà dans son Opus 18 aussi bien sur le plan formel et sur celui de l’écriture de que du point de vue expressif. Cela peut se constater dès le premier composé, l’Opus 18 n° 3, dont, jugement révélateur, le musicologue A B Marx disait: «C’est davantage du Beethoven que du quatuor.» En fait, c’est pleinement «du quatuor», mais un quatuor où s’affirme déjà, même si ce n’est pas de manière radicale, la conception beethovénienne du genre. Cela se manifeste notamment dès le début de l’œuvre où s’établit d’emblée une atmosphère rêveuse, feutrée et doucement mélancolique que l’on n’avait rencontrée dans aucune ouverture de quatuor. Dans le final, sans aucune ostentation, s’affirme une écriture éminemment dialogique, innovation la plus remarquable de ce quatuor, dans un mouvement où Beethoven concilie d’une manière très personnelle légèreté et gravité. Deux autres pages de cet Opus 18 frémissent plus particulièrement «des réflexes de l’avenir» pour reprendre les mots d’André Breton:
- l’Adagio du n°1, d’une part, qui invente une nouvelle esthétique pathétique et funèbre tout en mettant en œuvre une poétique du silence extrêmement novatrice et que l’on peut qualifier d’énergétique.

- la Malinconia, introduction du final du n°6, d’autre part, qui creuse dans le fond du fond de l’âme, le mouvement dans son ensemble étant par ailleurs le premier exemple de cette dialectique de blocs contrastés qui jouera un rôle-clé dans bien des œuvres de la dernière manière et notamment dans les quatuors Opus 132 et 135.
À vrai dire, on pourrait citer dans chaque quatuor maints éléments novateurs qui distinguent cet Opus 18 de tout ce qui a été produit pour le genre y compris dans ces grands chefs-d’œuvre que sont l’Opus 102 de Mozart et l’Opus 76 de Haydn.
Mais ce n’est qu’avec les trois Quatuors « Razoumovski » que se produit une véritable révolution du genre, à tel point que l’année 1806 peut être considérée comme une seconde naissance du quatuor. Cela se traduit dès l’ouverture de l’Opus 59 n°1: c’est la première fois que le thème principal n’est pas énoncé par le violon mais par le violoncelle, permettant ainsi à ce thème de conquérir en un seul geste tout l’espace depuis les graves du violoncelle jusqu’aux suraigus du premier violon. Cette disposition contribue à la conduite d’un crescendo généralisé d’une durée de quelque 30 secondes et portant non seulement comme usuellement sur l’évolution de la nuance dynamique, mais sur celle de la masse sonore qui ne cesse de se densifier et sur cette conquête progressive de l’espace sonore. Le deuxième mouvement, dont la forme échappe à toute nomenclature classique, repose sur un thème purement rythmique construit sur une seule note répétée 15 fois de conception pré-bartókienne. Disposition inhabituelle, l’Adagio moto e mesto est fondé sur deux thèmes en mode mineur, ce par quoi il invente un nouveau type d’expression pathétique dans le sillage du mouvement lent de l’Opus 18 n°1. Quant au final reposant sur un thème d’origine folklorique russe dont il exploite la veine rythmique, il construit un itinéraire expressif menant d’une danse paysanne joviale et narquoise à chant liturgique empreint d’une fervente gravité. Dans ce quatuor, Beethoven fait éclater toutes les limites du discours classique du quatuor en termes de durée (deux fois celle d’un quatuor de Haydn) et d’intensité (éventail de nuances dynamiques sans précédent), de masse et de registre, mais aussi d’expressivité. En outre, ce quatuor – et ce sera le cas de tous ceux qui vont suivre – présente une individualité tellement forte qu’il peut être regardé comme une personne, en l’occurrence une sorte de Wanderer qui va toujours de l’avant quel que soit l’environnement où il évolue.
Les cinq quatuors appartenant à la deuxième manière du compositeur écrivent en fait la charte du quatuor romantique et postromantique, ils dessinent l’univers de ce genre pour une centaine d’années; quelle que soit la beauté de leurs œuvres, aucun des grands successeurs de Beethoven n’apportera d’innovations décisives par rapport à ce que l’on trouve dans ces quatuors écrits de 1806 à 1810.
Mais Beethoven n’en restera pas là puisque, avec ses cinq derniers quatuors et la Grande Fugue, écrits de 1824 à 1826 – après la Missa Solemnis et la IXe Symphonie dont ils portent des traces, il opérera une révolution encore plus radicale et plus profonde qui diffère de la précédente par quantité d’innovations. La plus spectaculaire a trait à l’architecture des œuvres qui, pour trois d’entre elles (Opus 132, 130 et 131 dans leur ordre de composition), échappent au canon des quatre mouvements avec respectivement 5, 6 et 7, les sept de l’Opus 131 s’enchaînant en une seule coulée, présentant des durées variant de moins d’une minute à plus d’un quart d’heure et reposant tous sur la même cellule génératrice de quatre notes qui ouvre la fugue initiale.
Les bouleversements apportés par ces quatuors sont si importants qu’ils resteront incompris pendant longtemps et ne trouveront pas de véritables continuateurs, si ce n’est partiellement avec la deuxième école de Vienne et Bartok. Il faut ajouter que la Grande Fugue, conçue au départ pour former le 6e mouvement de l’Opus 130, reste un chef-d’œuvre énigmatique, un œuvre d’une telle modernité qu’elle semble devoir être écrite demain. Quant au dernier d’entre eux, l’Opus 135, s’il revient à une architecture en quatre mouvements, ce n’est pas pour signifier une régression néoclassique, mais pour ouvrir la voie à un autre type de modernité: de mouvement en mouvement, il établit des passerelles avec Webern, Stravinsky, Mahler et Chostakovitch, et parachève les acquisitions de l’écriture dialogique, les quatre voix conduisant cette conversation entre «les quatre voix d’une même âme» dont parle Romain Rolland.

Notes


(1) Bien que vivant jusqu’en 1809, Haydn, trop affaibli, ne put achever le cycle prévu de 6 quatuors (6 était à l’époque classique, la norme établie pour chaque cahier de quatuors ou de symphonies).
(2) Dédiés à Haydn, ces quatuors publiés sous le numéro d’opus 10 ont été classifiés par Ludwig von Köchel (1800-1877) comme K. 387, K. 421, K. 428, K. 458, K. 464, K. 465.
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