La barbe blanche (1/2)

Nous étions le 20 décembre et Jeddo Georges ne travaillait jamais les dimanches. Je m’étais réveillé désorienté car, en ouvrant mes paupières encore lourdes de sommeil, je n’avais pas reconnu les dinosaures qui se baladaient habituellement sur le papier peint vert de ma chambre d’enfant. C’était normal, j’avais dormi chez mon grand-père pour la première nuit des vacances. Je me faisais une fête de la journée merveilleuse que j’allais passer auprès de lui. Nous allions rouler dans cette voiture que j’adorais, une vieille Dodge moutarde empruntée aux années soixante-dix, direction le centre-ville et la rue Hamra dans laquelle abondaient les boutiques luxueuses et dont nous nous réjouissions de l’ambiance festive. Nous y serions pour déjeuner, ce qui signifiait que nous achèterions un sandwich sojok chez Barbar, roi du fast-food. Bien qu’à peine éveillé, je salivais à la perspective des arômes des saucisses piquantes flambées au citron sur ma langue. Après quoi, nous nous laisserions emporter par la magie des décorations de Noël. Nous irions aux souks de Beyrouth, puis garderions le meilleur pour la fin avec le majestueux sapin haut d’une trentaine de mètres que la ville avait dressé devant la mosquée Al-Amine. Malgré mon jeune âge je parvenais à sentir la portée symbolique de l’arbre de Noël des chrétiens, voisin du lieu de culte des musulmans.
Je désirais ardemment que le Père Noël vînt à Beyrouth, à la rencontre des enfants qui n’attendaient que lui. La capitale avait relevé haut la main le défi de l’arbre de Noël. Sa haute structure métallique tout en lumières dorées était surplombée d’une énorme étoile du berger scintillante. Seulement, depuis quelques années, c’était Byblos qui remportait le concours du plus beau sapin et avait la primeur de la visite annuelle du Père Noël. À l’école, j’entendais tellement de rumeurs sur son existence, qu’il me fallait le voir en chair et en os.
Je me prénomme Charbel, je suis libanais et j’étais à l’époque de cette histoire un petit homme de huit ans. Je vivais avec mes parents et mes deux grandes sœurs. J’étais le chanceux benjamin, toujours à l’école primaire, tandis que mes sœurs fréquentaient l’université. Moi, j’aspirais à la même carrière délicate que mon grand-père: fleuriste. Je dis chanceux car, pendant que mes sœurs passaient leurs examens et que mes parents gonflaient le bénéfice de l’année dans leur bijouterie, j’étais engagé par Jeddo Georges comme assistant.
Les fêtes de décembre étaient pour moi la plus belle période de l’année au Liban. Une félicité imprégnait l’atmosphère pendant les fêtes, nous permettant de fuir les maux quotidiens. D’ici quelques jours, nous allions réveillonner et je me préparais à la longue attente du précieux invité à barbe blanche, jusqu’aux douze coups de minuit. Je le guettais chaque année, brûlant d’impatience, espionnant discrètement le salon où les adultes poursuivaient la fête. Je me cachais derrière la console du couloir jusqu’à l’apercevoir de dos, déposer les cadeaux au pied de l’arbre.
En contrepartie de mon séjour chez Jeddo Georges, je l’aidais dans sa boutique. Cent pour cent de plaisir pour moi. J’étais fasciné par l’univers du fleuriste dans lequel je baignais depuis mon plus jeune âge. Élevé dans les fragrances florales, éduqué à la distinction des fleurs, à l’apprentissage et au respect de leur épanouissement, j’étais ici dans mon élément. Et en cette période, je me souvenais des élégantes étoiles de Noël en vitrine. Le poinsettia était la plante de Noël traditionnelle chez nous. Jeddo les faisait livrer d’Europe, pousser dans une grande serre en dehors de Beyrouth, parmi d’autres fleurs plus jolies les unes que les autres et en vendait une quantité impressionnante.

Cette année, ma mission était de haute importance dans le sous-sol de la boutique. Après m’être glissé comme une anguille par la trappe secrète aménagée derrière la caisse de Jeddo, je rejoignais mon poste. Contrastant avec l’agencement élégant et réfléchi du magasin, véritable palette de couleurs et de parfums capiteux, le sous-sol était un capharnaüm monstrueux et décourageant. Jeddo avait attisé ma curiosité en me promettant que si je parvenais à la retrouver, sa précieuse et célèbre paire de ciseaux dorés, gravée de ses initiales serait à moi. Cette récompense était la plus belle de toutes, le symbole même de sa passion et de son amour pour les fleurs, ceux-là mêmes qu’il m’avait transmis. Une formidable chasse au trésor!
À l’époque, avant que les articulations de ses doigts ne le fassent tant souffrir, les ciseaux dorés étaient son outil de prédilection, un véritable prolongement de sa main. Combien de fois l’avais-je observé, le dos voûté au-dessus de son rosier, alors qu’il aurait été plus simple qu’il s’accroupisse, ses lunettes rondes sur le bout du nez, en train de couper avec une précision d’horloger les boutons de rose qu’il vendrait. Par un jour de frustration et de douleurs aigües insoutenables, il avait impulsivement jeté les ciseaux à l’autre bout de la pièce. Ils étaient perdus depuis.
Pour les retrouver, je pouvais fouiller partout et autant de temps que j’en aurais la patience, mais je devais obéir à une règle et une seule: «Tu ne dois jamais ouvrir la boîte rouge, sous aucun prétexte. Tu as même interdiction de la toucher, Charbel.» Tous les jours, il vérifiait que j’avais respecté ma promesse.
J’occupais donc mon temps entre tri de cartons, regroupements d’emballages cadeaux, classements des bolducs par coloris, nettoyage de pots, jeux idiots avec le papier bulle ou le polystyrène, ou encore agencements d’albums photos, rangements alphabétiques de catalogues ou de livres. L’après-midi, quand j’avais suffisamment avancé mon labeur, je pouvais remonter dans la boutique et servir les clients avec mon sourire enjôleur, comme disait Jeddo qui gardait un œil sur moi et me formait, pédagogue et patient. En milieu d’après-midi, il tournait la pancarte sur la porte, et nous prenions notre pause. Nous mangions une man’ouché. Et avant la sieste rituelle, Jeddo me demandait de ce ton sévère: «Tu n’as pas ouvert la boîte rouge, n’est-ce pas, Charbel?» Et je répondais par la négative, lassé.
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