La barbe blanche (2/2)
©Illustration: Nora Moubarak
Tous les matins, je me réveillais avec une hâte irrépressible, déterminé à tomber sur le précieux sésame, sans céder aux tentations d’ouvrir la boîte rouge. Je suivais une organisation méthodique pour avancer rapidement. J’étais motivé par la paire de ciseaux dorés, bien sûr, mais aussi parce que je m’investissais avec plaisir dans la boutique du fleuriste. Je le savais, mon application et mon assiduité paieraient un de ces jours, celui où je prendrai la relève pour succéder à mon grand-père.
Trier, sélectionner, jeter, classer, nettoyer. Ne pas ouvrir la boîte rouge.
Trier, sélectionner, jeter, classer, nettoyer. Ne surtout pas ouvrir cette maudite boîte rouge.
Tous les matins, la même rengaine. Dans la joie et l’ambiance festive des vacances, écoutant les chants de Noël, réinterprétés par la voix de l’Orient, Fairuz, qui tournaient aussi en boucle dans les baffles du quartier. Et tous les matins, la boîte me narguait.
Rouge sang, attirante, interdite, presque dangereuse. De la taille d’une cagette de légumes, soixante par quarante centimètres de torture difficilement gérable pour ma conscience. Elle semblait pourtant insignifiante, nonchalamment posée là, sur un vieux fauteuil de cuir noir, élimé, dont la mousse de rembourrage s’échappait, laissant des résidus tout autour.
Ne pas ouvrir la boîte rouge.
Je cherchais tous les jours la paire de ciseaux libératrice qui détournait mes pensées de l’interdit. Je mettais du cœur à l’ouvrage pour me délivrer de ce sous-sol. Parfois, je soupçonnais Jeddo de se faufiler la nuit pour remettre le bazar.
Ne surtout pas ouvrir cette maudite boîte rouge.
Plusieurs fois je me suis approché d’elle, détaillant son format rectangulaire parfait, son revêtement en velours écarlate que je brûlais d’envie d’effleurer de mes doigts. Après tout, Jeddo n’en saurait rien. Je la scrutais, yeux plissés, tournant autour du fauteuil à en avoir le tournis. J’en humais même l’odeur vieillie et poussiéreuse qui me poussait à éternuer.
Jeddo Georges avait-il caché la paire de ciseaux en or à l’intérieur? L’idée venait de jaillir dans mes pensées!
Ce matin était plutôt un jour de rangement amusant, je venais d’ouvrir un carton rempli de nœuds argentés, de rouleaux de raphias, de taffetas multicolores, de tulle, de rubans divers et variés et de plusieurs dizaines de cartes de vœux. Je m’appliquais à les démêler et à ranger avec précaution en formant plusieurs étages impeccables. Et puis, le drame.
Je soulevai le carton pour le hisser au-dessus d’une pile de trois autres quand je trébuchai malencontreusement sur un rouleau de scotch oublié. Dansant grotesquement sur mes pieds, resserrant ma prise sur le carton, je ne pus éviter la chute. Je tombai en arrière en m’écrasant sur deux piles de livres accolées au mur, qui s’écroulèrent instantanément sur moi. Le carton m’échappa des mains et je le lâchai, tandis que son fond fragile se répandit partout sur le sol. J’enrageais! Au sol, je regardais, dépité, le fruit de mon travail éparpillé sur moi. Il avait glissé jusque sous la bibliothèque, gisant au milieu de la poussière. Les larmes me montèrent aux yeux.
Et voilà qu’à ce moment précis, je me mis mentalement en colère contre Jeddo.

Ce qu’il voulait de moi, c’est que je réalise le travail ingrat à sa place. Que je range, que je range et que je range encore, en quête d’un mystérieux trophée probablement caché sous mon nez. Fourberie!
Ne pas ouvrir la boîte rouge. Ne surtout pas ouvrir cette maudite boîte rouge.
Une seconde, deux secondes de réflexion. Oh et puis zut!
Je fonçai vers le coin gauche opposé de la pièce, escaladai les cartons, marchai à pieds joints sur deux chaises et sautai sur le petit tapis d’Orient pour atterrir nez à nez avec celle qui me défiait depuis des jours.
Mon grand-père l’avait chargée d’un lourd secret que je m’apprêtais à violer. Je m’accroupis, de sorte que mon visage et mon regard soient à hauteur exacte de l’ouverture. Bien sûr, elle ne bougeait pas d’un iota. C’est une boîte, Charbel, évidemment qu’elle ne s’ouvre pas toute seule. Précautionneusement, je soulevai le couvercle en tâtant avec douceur le velours soyeux qui m’avait tant attiré. Alors, son mystérieux contenu se révéla à moi et me stupéfia!
Dans la boîte rouge, je ne trouvais pas les ciseaux d’or, mais un costume blanc et rouge, celui du Père Noël.
Les rumeurs à l’école n’étaient pas fondées… le Père Noël existait bel et bien. Et c’était mon grand-père Georges!
C’est alors que résonna derrière moi la voix de Jeddo: «Oh non… Charbel…»
Je fis volte-face, levant les mains en l’air, stupide: «Ce n’est pas moi!»
Trop tard. Mes mains étaient tachées de peinture rouge.
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