Frappes iraniennes en Irak et en Syrie: quelles conséquences régionales?
Dans la nuit du 15 au 16 janvier, l’Iran a bombardé deux positions au Kurdistan irakien et en Syrie, prétextant cibler des «groupes terroristes». Quelques heures plus tard, Téhéran a lancé une attaque contre le Pakistan. Quelles conséquences pour la région, déjà en proie à de fortes tensions depuis le 7 octobre 2023? David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste du Moyen-Orient, répond aux questions d’Ici Beyrouth.
Comment expliquer le bombardement iranien de cibles «terroristes» au Kurdistan irakien et en Syrie?
Ce n’est pas la première fois que l’Iran mène des frappes de missiles et de drones dans la région du Kurdistan irakien. Il y en avait déjà eu, en novembre 2022, dans le prolongement du mouvement de contestation initié par le décès de Mahsa Amini, contre des groupes d’opposition kurdes iraniens basés au Kurdistan irakien voisin, notamment le Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI) et le groupe nationaliste kurde iranien Komala.
Ces frappes avaient d’ailleurs suscité à l'époque une protestation officielle du gouvernement de Bagdad. À la fin de la journée du 14 novembre 2022, le ministère irakien des Affaires étrangères dont le gouvernement est pourtant réputé proche de Téhéran avait « condamné avec la plus grande fermeté » ces frappes, qui « empiètent sur la souveraineté irakienne », assurant qu’il prendrait « des mesures diplomatiques de haut niveau », sans toutefois les détailler. Il n’y en avait plus eu depuis.
Les nouvelles frappes de la nuit du 15 au 16 janvier, effectuées dans la périphérie d’Erbil du Kurdistan irakien, par le Corps des gardiens de la révolution, qui auraient visé «un rassemblement de groupes terroristes anti-iraniens», ont été justifiées par Téhéran comme étant une réponse «aux récents crimes de groupes terroristes contre un certain nombre de nos chers compatriotes à Kerman et Rask». Une référence à l’attentat perpétré par le groupe sunnite radical Jaïsh al-Adl (l’Armée de la justice), le 15 décembre 2023, contre le siège de la police de Rask dans la province sunnite du Sistan-Baloutchistan qui avait fait onze tués et une demi-douzaine de blessés.
Une référence également au double attentat-suicide revendiqué par Daech (groupe État islamique) le 3 janvier 2024, près de la tombe du général Qassem Soleimani, qui avait mené une lutte implacable contre ce groupe en Irak avant d’être finalement lui-même éliminé par les Américains à Bagdad le 3 janvier 2020. Cet attentat qui avait fait 84 morts et 284 blessés constitue le pire commis en Iran depuis la fondation de la République islamique.
Pour Téhéran, l’attaque à Erbil intervient également en représailles à l’assassinat de chefs de «l’Axe de la résistance», en l’occurrence à l’élimination par Israël, dans la banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah, de Saleh el-Arouri, le numéro 2 du Hamas et de six autres cadres du mouvement islamiste palestinien, ainsi qu’à celle, le 8 janvier, de Wissam el-Tawil, responsable au Liban-Sud de la force Radwan (force d’élite du Hezbollah) et peut-être, plus encore, à celle, le 25 décembre précédent, du général de la Force d’élite Al-Qods des Gardiens de la révolution, Razi Moussavi, en Syrie.
Or il se trouve, last but not least, qu’une autre frappe aurait été menée en Syrie par les Gardiens de la révolution, selon leur site officiel Sepah, après avoir «identifié les lieux de rassemblement des commandants et des principaux éléments liés aux récentes opérations terroristes, en particulier l’État islamique» (EI/Daech) en Syrie. Les Pasdaran avaient affirmé avoir «détruit ces sites en tirant un certain nombre de missiles balistiques».
C’est Daech qui avait explicitement revendiqué l’attentat de Kerman et que Téhéran considère, dans une vision « complotiste », comme étant instrumentalisé par une «main étrangère». D’où les accusations immédiates formulées par des responsables iraniens comme Mohammad Jamshidi, un conseiller politique du président iranien à l’endroit des États-Unis et d’Israël dont les services de renseignement sont censés avoir également été visés à Erbil dans le Kurdistan irakien.
 
L’Iran affirme donc avoir touché des cibles «pro-israéliennes» au Kurdistan irakien. Cela peut-il être vrai ?
C’est évidemment invérifiable, même s’il est notoire qu’il y a sans doute une présence du Mossad dans la région autonome du Kurdistan, au même titre que d’autres services étrangers.
Selon Téhéran, le Kurdistan irakien servirait de plate-forme pour les services israéliens, leur permettant de surveiller au plus près de l’Iran. On peut rappeler qu’en septembre 2017, Israël a été le seul pays à avoir soutenu le référendum d’indépendance du Kurdistan organisé par le chef du PDKI (Parti démocratique du Kurdistan) et dont les résultats n’ont pas été reconnus par la communauté internationale. De fait, d’aucuns verraient un Kurdistan indépendant comme un potentiel «second Israël» dans la région. Un problème majeur pour l’Iran qui partagerait des frontières avec un tel État.

Lors des frappes sur la périphérie d’Erbil, les Gardiens de la révolution iraniens avaient assuré avoir visé et détruit «un quartier général d’espionnage» qu’ils avaient attribué à Israël. Le site visé aurait été, selon eux, utilisé pour «développer des opérations d’espionnage et planifier des actions terroristes dans la région».
Selon les autorités du Kurdistan irakien, au moins quatre civils ont été tués et six autres blessés par le bombardement iranien à Erbil. Un magnat de l’immobilier Peshraw Dizayi et plusieurs membres de sa famille figurent parmi les victimes. Téhéran l’accuse d’avoir collaboré avec le Mossad et le présente comme étant «le responsable du soutien logistique et de la protection des espions» relevant du Mossad à Erbil.
Les frappes iraniennes peuvent-elles constituer une déclaration de guerre contre l’Irak ou contre Israël ?
Non car on est dans une guerre de l’ombre. Avec Israël, le conflit existe déjà, même s’il n’est pas sur le registre de la confrontation directe. Avec l’Irak, la situation est plus complexe.
Dans un communiqué, le Conseil de sécurité du gouvernement autonome du Kurdistan a accusé Téhéran de recourir à des «justifications sans fondements » pour ses bombardements répétés contre la région. «Ce qu’il s’est passé est une violation flagrante de la souveraineté de la région et de l’Irak. Le gouvernement fédéral et la communauté internationale ne doivent pas rester silencieux face à ces crimes», a détaillé le communiqué.
Le ministère des Affaires étrangères irakien a, quant à lui, dénoncé cette « agression visant la souveraineté de l’Irak et la sécurité de son peuple ». Après ces frappes, les autorités irakiennes -pourtant étroitement liées à Téhéran - ont annoncé qu’elles « prendront toutes les mesures légales » nécessaires, y compris « une plainte au Conseil de sécurité » de l’ONU, selon un communiqué de la diplomatie irakienne, qui annonce la formation d’une commission d’enquête pour prouver « à l’opinion publique irakienne et internationale la fausseté des allégations de ceux qui sont responsables de ces actes condamnables »
Le ministère irakien des Affaires étrangères a convoqué le chargé d’affaires iranien à Bagdad pour lui remettre une «missive de protestation» après les tirs de missiles meurtriers effectués par les Gardiens de la révolution au Kurdistan autonome. Dans cette lettre remise au chargé d’affaires, Abol Fadl Azizi, l’Irak a «condamné l’agression menée contre plusieurs secteurs d’Erbil ayant fait des victimes parmi les civils», selon un communiqué de la diplomatie irakienne: «L’agression est une violation flagrante de la souveraineté irakienne, qui contrevient (...) au droit international et menace la sécurité de la région». Le ministère irakien des Affaires étrangères a ensuite rappelé «pour consultations» son ambassadeur à Téhéran, Nassir Abdel Mohsen. L’ambassadeur a été «convoqué pour des consultations dans le contexte des dernières attaques iraniennes sur Erbil, qui ont fait des martyrs et des blessés», selon un communiqué de la diplomatie irakienne à Bagdad.
L’Iran est-il en train de commencer à s’impliquer directement dans le conflit entre Israël et le Hamas, qui a débuté le 7 octobre 2023 ?
C’est plutôt un symptôme supplémentaire de la dégradation de la stabilité régionale. L’Iran est indirectement engagé via ses mandataires régionaux, le Hezbollah au Liban, les milices pro-iraniennes en Syrie avec le Liwa Fatimyoun (la brigade des Fatimides) constitué de chiites afghans et le Liwa Zainebiyoun (la brigade du peuple de Zaynab) composé de chiites pakistanais, les milices pro-iraniennes chiites du Hachd al-Chaabi en Irak, notamment celle des Kataëb Hezbollah et de la milice Al-Nujaba, ainsi que les Houthis au Yémen. Là, il frappe directement, avec le Corps des gardiens de la révolution qui est le corps d’élite du régime. Il s’agit de faire passer un message à Israël. On rentre dans une nouvelle dimension du conflit. Dans l’immédiat, il ne devrait pas y avoir de conséquence spectaculaire. Mais s’il ne s’agit pas d’un nouveau front, il s’agit incontestablement d’un nouveau point chaud.
Faut-il s’attendre à une contre-attaque de la part d’Israël? À des bombardements américains?
La guerre de l’ombre va sans aucun doute se poursuivre entre Israël et l’Iran dans la région. Pour ce qui est des États-Unis, ils ont condamné les attaques menées par l’Iran au Kurdistan irakien et ont affirmé qu’ils étaient «opposés» à ces «frappes irresponsables de missiles» qui «sapent la stabilité de l’Irak», selon un communiqué du département d’État. Un haut responsable de la Maison-Blanche a proposé au Premier ministre irakien une coopération accrue en matière de sécurité après les tirs iraniens de missiles sur le Kurdistan autonome. Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale du président américain Joe Biden, a d’ailleurs rencontré le Premier ministre irakien Mohamed Chia al-Soudani et le premier ministre du Kurdistan, Masrour Barzani, lors du Forum économique mondial à Davos (15-19 janvier 2024). Il a évoqué, avec Al-Soudani, «l’attaque balistique irresponsable».
Mais, simultanément, les États-Unis font tout pour essayer de contenir un élargissement du conflit à l’œuvre à Gaza. Ils sont déjà engagés dans une potentielle escalade en mer Rouge avec les frappes de drones et de missiles des Houthis, donc ils vont absolument essayer d’éviter qu’une logique «escalatoire» se développe ailleurs. Et ce d’autant plus qu’en Syrie, mais plus encore en Irak, les bases américaines situées à la fois à Aïn el-Assad et à Erbil, qui comptent encore quelque 2.500 militaires, font régulièrement l’objet de frappes – pas moins d’une centaine depuis le 7 octobre – de la part des mandataires pro-iraniens. C’est ce qui a d’ailleurs conduit Washington à éliminer, par une frappe de drone, le 4 janvier, le commandant adjoint des opérations pour Bagdad, Mushtaq Talib al-Saïdi, un haut responsable de la milice Al-Nujaba.
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