La malédiction sempiternelle des artistes

La dichotomie entre la célébration artistique et le manque de soutien social envers les artistes soulève des interrogations cruciales sur la place et la protection de ces créateurs qui enrichissent le patrimoine artistique universel. Cet article met en lumière un récit où la vulnérabilité de trois compositeurs occidentaux se heurte à l'intransigeance d'une table capricieuse au pays du Cèdre.
Depuis la nuit des temps, l'art occupe une place singulière, voire privilégiée, au sein de toute communauté, jouant un rôle provocateur en incitant à la réflexion et à l'émotion. Malgré les tempêtes de décadence qui secouent notre époque, il demeure une révélation capable de dévoiler les profondeurs de l'âme et d'embrasser la vulnérabilité humaine à travers des expressions créatives que seul un artiste peut concrétiser. Cependant, il est déplorable de constater que la société, parfois prompte à célébrer ces talents, peut également se montrer moins clémente lorsque l'artiste (souvent mal compris ou incompris) est touché par la maladie, des difficultés financières ou d'autres défis du quotidien. Cette dichotomie soulève des questions complexes sur la place de ces créateurs dans la société: comment celle-ci peut-elle donc concilier la reconnaissance artistique avec un soutien tangible pour les artistes en proie aux difficultés personnelles ou professionnelles? La réponse à cette question éclaire non seulement la manière dont une culture valorise la créativité, mais aussi son engagement envers le bien-être et la dignité de ceux qui alimentent le patrimoine artistique universel et donnent vie à l'imaginaire collectif.

Vingt centimes


L'histoire témoigne, de manière poignante, de la réalité vécue par de nombreux artistes qui, abandonnés à leur sort, font preuve de résilience en affrontant seuls les défis de la vie, de la pauvreté et de la maladie. Franz Schubert (1797-1828), l'un des géants du romantisme musical, a connu des difficultés financières tout au long de sa vie. Ses compositions, célébrées aujourd’hui comme de grands chefs-d'œuvre, n'ont pas connu de succès commercial de son vivant. Elles étaient souvent refusées par les éditeurs qui les jugeaient non conformes aux tendances de l'époque. Le compositeur autrichien était donc contraint de lutter pour subvenir à ses besoins, travaillant souvent pour des commissions modestes. «Faut-il s’en étonner quand, à la fin de sa vie, vingt centimes étaient jugés bien assez chers pour payer certains de ses lieder, qui ont tant fait pour enrichir les éditeurs de musique depuis lors?», peut-on lire dans un article, publié en 1894, portant la signature d’Antonín Dvořák (1841-1904). Affaibli par les récidives de la syphilis, Schubert succombe à une fièvre typhoïde à l'âge de 31 ans, léguant à la postérité un héritage musical qui ne sera pleinement apprécié que plusieurs décennies plus tard. «Il ne laissa à ses héritiers pas plus de dix dollars – même pas assez pour couvrir ses frais d’obsèques», atteste le compositeur tchèque dans le même article.

Joindre les deux bouts



Si tout au long de sa vie, Schubert n'avait pas les moyens d'acheter ne serait-ce que du papier à musique pour y inscrire ses inspirations, la situation financière de Modeste Moussorgski (1839-1881) n'était pas moins désastreuse. Bien que célèbre pour ses œuvres telles que les Tableaux d'une exposition (1874), Boris Godounov (1869-1872), et Une nuit sur le mont Chauve (1867), le compositeur russe a lutté tout au long de sa carrière pour joindre les deux bouts. Les dix dernières années de la vie de Moussorgski ont été marquées par un déclin physique et mental qui aurait entravé l’accomplissement de plusieurs de ses œuvres, dont La Foire de Sorotchintsy, la Khovanchtchina et Salammbô. Cette période témoigne de l'aggravation de la santé du maître russe, résultant de la pauvreté, de l'échec (sa musique étant jugée incohérente, non conventionnelle et parfois même chaotique), de l'isolement et de la perte de ses amis. Ces problèmes sont exacerbés par des périodes d'alcoolisme, des comas éthyliques, des épisodes de delirium tremens, des crises d’épilepsie et de dépression, précipitant ainsi sa déchéance finale et sa mort, cette «vieille prostituée froide et molle comme de la boue, réduite à prendre tout ce qui passe», comme il l’avait écrit au critique musical russe, Vladimir Stasov (1824-1906).

Orfèvre de la pauvreté


Il en est de même pour Erik Satie (1866-1925) qui a constamment lutté pour subvenir à ses besoins élémentaires. Sa pauvreté était en partie attribuable à son style musical novateur et excentrique qui n'a pas toujours été compris ni apprécié par le public de son époque. Cet «orfèvre en matière de pauvreté volontaire» a souvent choisi de mener une vie simple et frugale, vivant dans des conditions modestes, mais cela n'a pas toujours suffi à garantir sa stabilité financière. Son refus de suivre les normes traditionnelles de composition et son approche avant-gardiste ont contribué à son isolement du milieu musical de l'époque. En dépit de ces difficultés, Satie a laissé une empreinte musicale pérenne, marquée notamment par des compositions telles que les Trois Gymnopédies (1888-1895), les Gnossiennes (1889-1897), Socrate (1917-1918) et Trois Morceaux en forme de poire (1903). Son travail a influencé de nombreux compositeurs ultérieurs, et sa contribution à la musique impressionniste est aujourd'hui reconnue comme majeure. Néanmoins, sa vie marquée par la pauvreté reste un aspect poignant de son parcours artistique. Toutefois, le compositeur de la Messe des pauvres (1895) avait pleinement accepté sa condition et semble même en avoir fait vœu: «La pauvreté vient de Dieu et on ne saurait y renoncer sans lui désobéir», aurait-il un jour affirmé.

La table


Au pays du Cèdre, la situation a toujours été aussi sombre. Les métiers artistiques ne sont souvent pas appréciés à leur juste valeur et se révèlent souvent ingrats, voire impitoyables. Évidemment, cela concerne uniquement les vrais artistes, dévoués à leur passion, et non pas les imposteurs qui exploitent la scène pour exhiber leur ego, se donnant corps sans âme à ce métier. Ces soi-disant «étoiles» cherchent, simplement mais ironiquement, à gagner de l'argent de manière opportuniste, comme on peut facilement l'imaginer. Bref, cet article ne leur accordera pas l'importance qu'ils espèrent. Alors que tous accourent pour célébrer la réussite d'un artiste, ceux-là même quittent la table lorsque le succès est desservi, terni par le poids de la maladie ou d’autres maux. Ce talent se retrouve alors dans une position précaire, confronté à des pressions financières constantes et à l'absence de filet de sécurité sociale. À cet égard, un concert avait été organisé en décembre dernier pour venir en aide à une centaine d'acteurs libanais vivant «en dessous du seuil de pauvreté», et menant une vie au jour le jour.
Quand la pression sociale devient suffisamment accablante, le ministère de la Santé réagit promptement et propose des solutions. Mais pour d’autres artistes, moins chanceux, les hôpitaux n'hésitent pas à leur annoncer froidement qu'il n'y a plus de place à la table de la guérison. Au Liban, semble-t-il, tout tourne autour de cette «table» capricieuse où les invités arrivent à point, mais s'en vont inopportunément au mauvais moment. À bon entendeur... s’il en reste.
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