Voici un livre enthousiasmant qui fait apparaître la psychanalyse là où on ne l’attend pas forcément: au cœur de l’Afrique. Brazzaville est traitée comme un personnage de cette histoire sur fond de grande Histoire, et s’embrase entre 1961 et 1968, c’est-à-dire juste après l’indépendance coloniale avec la naissance dans le chaos de la République du Congo menée par son premier président, Fulbert Youlou, auquel succèdera, non sans troubles, Alphonse Massamba-Débat en 1963.
Personnages réels et imaginaires vont s’entrecroiser dans ce roman prenant, intelligent, inclassable où la psychanalyse permet à l’histoire de se dire. Par ce procédé, l’Histoire s’historicise.
L’habilité du livre est de mettre en lumière cette tranche de l’Histoire du pays en ne négligeant rien de sa violence extrême, des méthodes douteuses au service de l’ambition, des jeux de manipulation qui animent les politiques en usant d’un procédé original, car cette histoire se raconte pour une bonne partie au psychanalyste. Elle se raconte sur le divan. Pour autant, l’auteur n’opère pas la psychanalyse de l’Histoire. Subtilement, l’Histoire se lit dans sa version subjectivée, de l’un puis d’un autre, acteur du bouleversement social, qui la raconte dans l’intimité des séances.
Le cabinet du psychanalyste semble être le seul havre de paix et de vérité que cerne un environnement où règnent l’insécurité, la corruption, la violence, le désordre, la menace permanente. À l’instar du docteur Kaya, peut-être que cette bulle protégée nous permet d’entendre-de lire-ce qui surgit d’un Réel. La violence, la mort, les effractions traumatiques trament l’ensemble du livre et nous touchent, comme est touché ce psychanalyste dont l’auteur sait rendre l’écoute pour en souligner la présence et l’humanité. Lui-même paraît hors du monde, hors de ce monde-là, dans un temps autre.
Le divan du docteur Kaya voit passer toute l’élite congolaise, blanche et noire. Les amis devenus ennemis des politiques en place ou leurs collaborateurs s’y succèdent dans l’ignorance de qui s’est allongé sur le divan avant lui, ici on écoute tout le monde et chaque Un. On se met à penser que c’est le seul lieu de confidentialité de toute la ville, là où enfin une vérité peut s’énoncer, seul lieu de parole en vérité, en dehors mieux vaut se taire. L’oreille est bienveillante, à l’extérieur, elle est traitre, menaçante, meurtrière. Le cabinet du psychanalyste est sans doute le seul lieu supposé sécurisant pour que tout puisse s’y dire. On y avoue ses bassesses, sa cruauté, ses échecs, ses doutes, ses désirs. Sous la plume de Dibakana Mankessi, ces récits nous font trembler ou sourire.
On sait finalement très peu de choses du docteur Kaya lui-même, sinon qu’ayant souffert, enfant, d’un père sourd et muet souvent irrité, violent, il dédie son temps à l’écoute des êtres parlants. Le livre ponctue ses pensées d’après-séances, les effets transférentiels, ses glissements fantasmatiques, mais donne très peu d’éléments tangibles sur sa vie réelle. La matérialité physique de son existence devient substantielle grâce au temps de présence dans son cabinet de sa femme de ménage, personnage central du livre, la jeune Massolo, et ce n’est qu’à un moment avancé du livre que des échanges se nouent entre le docteur Kaya et cette jeune femme, que les deux personnages se parlent et se rencontrent.
Le livre est construit de telle façon que, à côté de cette Histoire qui se raconte dans le cabinet du psychanalyste par chacun des patients qui la font, y répond l’histoire personnelle, la vie privée de Massolo qui, elle, vit son histoire dans ce contexte social violent. Diplômée en droit, elle travaille comme femme de ménage chez le psychanalyste; jeune amoureuse trompée, elle devient mère célibataire, mais ne renonce pas tout à fait ni à ses ambitions, ni à ses aspirations amoureuses. Elle fraye tant bien que mal avec son désir dans ce monde tel qu’il est.
Les histoires des uns et des autres s’entrecroisent et le roman déroule les événements qui tissent le vécu de cette attachante héroïne. L’auteur écrit avec une fluidité de style ce qu’elle traverse dans une vie qui se vit et non plus dans celle qui se raconte. C’est la lutte quotidienne d’une femme dans une société fortement patriarcale et violente que l’on suit.
Ces deux temporalités, de l’histoire vécue et de l’histoire contée, psychisée, s’enchevêtrent dans ce roman et en composent l’un des attraits.
La façon dont est appréhendée la psychanalyse par l’auteur dans ce continent africain résonne avec l’histoire de la psychanalyse elle-même: on s’en méfie, on la fuit (la femme du docteur Kaya l’a quitté à propos), on l’ignore (ne sachant pas prononcer son nom… «chikanaliste?»), quand d’autres y vont en toute discrétion déposer une parole en vérité.
Elle semble le seul refuge où la parole est possible alors que tout bascule dans la réalité et fait le lit des traces traumatiques. Elle offre de redimensionner les conflits dans une réalité psychique, difficile à dire («conflits p’chi quoi?»). Tout au long du livre, le personnage du psychanalyste, dans son incarnation, occupe un lieu Autre. Lieu à la fois préservé et menacé, car d’aucuns aimeraient bien savoir ce qui s’y dit. C’est une curiosité qui rend curieux…
C’est peut-être pour ça que le docteur Kaya est le seul psychanalyste de la capitale, son lieu est unique.
Il ne s’agirait pas d’en faire une extrapolation qui n’est peut-être pas l’intention de l’auteur; toutefois, le plaisir que procure ce livre vient peut-être aussi du fait que dans l’époque assez incertaine, troublante, voire déstabilisante, que nous traversons à plus d’un titre – économique, politique, sociétale, anthropologique, technologique, climatique – et toute proportion gardée avec le contexte historique dans lequel se déroule l’ouvrage de Mankessi, il est réconfortant de savoir qu’il existe un lieu à l’abri de l’insécurité ambiante. Est-ce que le cabinet du psychanalyste n’est pas l’un des seuls lieux refuges pour le sujet venant garantir une forme de permanence de structure de sa parole et de son humanité?
Et subtilement encore, ce livre vient souligner que tout peut se dire dans le cabinet du psychanalyste, y compris des particularités culturelles, ce qui décloisonne les idées reçues des niches identitaires tellement en vogue aujourd’hui.
Valérie Rodet
Le Psychanalyste de Brazzaville de Dibakana Mankessi, éditions Les Lettres mouchetées, Congo, 454 pages.
Personnages réels et imaginaires vont s’entrecroiser dans ce roman prenant, intelligent, inclassable où la psychanalyse permet à l’histoire de se dire. Par ce procédé, l’Histoire s’historicise.
L’habilité du livre est de mettre en lumière cette tranche de l’Histoire du pays en ne négligeant rien de sa violence extrême, des méthodes douteuses au service de l’ambition, des jeux de manipulation qui animent les politiques en usant d’un procédé original, car cette histoire se raconte pour une bonne partie au psychanalyste. Elle se raconte sur le divan. Pour autant, l’auteur n’opère pas la psychanalyse de l’Histoire. Subtilement, l’Histoire se lit dans sa version subjectivée, de l’un puis d’un autre, acteur du bouleversement social, qui la raconte dans l’intimité des séances.
Le cabinet du psychanalyste semble être le seul havre de paix et de vérité que cerne un environnement où règnent l’insécurité, la corruption, la violence, le désordre, la menace permanente. À l’instar du docteur Kaya, peut-être que cette bulle protégée nous permet d’entendre-de lire-ce qui surgit d’un Réel. La violence, la mort, les effractions traumatiques trament l’ensemble du livre et nous touchent, comme est touché ce psychanalyste dont l’auteur sait rendre l’écoute pour en souligner la présence et l’humanité. Lui-même paraît hors du monde, hors de ce monde-là, dans un temps autre.
Le divan du docteur Kaya voit passer toute l’élite congolaise, blanche et noire. Les amis devenus ennemis des politiques en place ou leurs collaborateurs s’y succèdent dans l’ignorance de qui s’est allongé sur le divan avant lui, ici on écoute tout le monde et chaque Un. On se met à penser que c’est le seul lieu de confidentialité de toute la ville, là où enfin une vérité peut s’énoncer, seul lieu de parole en vérité, en dehors mieux vaut se taire. L’oreille est bienveillante, à l’extérieur, elle est traitre, menaçante, meurtrière. Le cabinet du psychanalyste est sans doute le seul lieu supposé sécurisant pour que tout puisse s’y dire. On y avoue ses bassesses, sa cruauté, ses échecs, ses doutes, ses désirs. Sous la plume de Dibakana Mankessi, ces récits nous font trembler ou sourire.
On sait finalement très peu de choses du docteur Kaya lui-même, sinon qu’ayant souffert, enfant, d’un père sourd et muet souvent irrité, violent, il dédie son temps à l’écoute des êtres parlants. Le livre ponctue ses pensées d’après-séances, les effets transférentiels, ses glissements fantasmatiques, mais donne très peu d’éléments tangibles sur sa vie réelle. La matérialité physique de son existence devient substantielle grâce au temps de présence dans son cabinet de sa femme de ménage, personnage central du livre, la jeune Massolo, et ce n’est qu’à un moment avancé du livre que des échanges se nouent entre le docteur Kaya et cette jeune femme, que les deux personnages se parlent et se rencontrent.
Le livre est construit de telle façon que, à côté de cette Histoire qui se raconte dans le cabinet du psychanalyste par chacun des patients qui la font, y répond l’histoire personnelle, la vie privée de Massolo qui, elle, vit son histoire dans ce contexte social violent. Diplômée en droit, elle travaille comme femme de ménage chez le psychanalyste; jeune amoureuse trompée, elle devient mère célibataire, mais ne renonce pas tout à fait ni à ses ambitions, ni à ses aspirations amoureuses. Elle fraye tant bien que mal avec son désir dans ce monde tel qu’il est.
Les histoires des uns et des autres s’entrecroisent et le roman déroule les événements qui tissent le vécu de cette attachante héroïne. L’auteur écrit avec une fluidité de style ce qu’elle traverse dans une vie qui se vit et non plus dans celle qui se raconte. C’est la lutte quotidienne d’une femme dans une société fortement patriarcale et violente que l’on suit.
Ces deux temporalités, de l’histoire vécue et de l’histoire contée, psychisée, s’enchevêtrent dans ce roman et en composent l’un des attraits.
La façon dont est appréhendée la psychanalyse par l’auteur dans ce continent africain résonne avec l’histoire de la psychanalyse elle-même: on s’en méfie, on la fuit (la femme du docteur Kaya l’a quitté à propos), on l’ignore (ne sachant pas prononcer son nom… «chikanaliste?»), quand d’autres y vont en toute discrétion déposer une parole en vérité.
Elle semble le seul refuge où la parole est possible alors que tout bascule dans la réalité et fait le lit des traces traumatiques. Elle offre de redimensionner les conflits dans une réalité psychique, difficile à dire («conflits p’chi quoi?»). Tout au long du livre, le personnage du psychanalyste, dans son incarnation, occupe un lieu Autre. Lieu à la fois préservé et menacé, car d’aucuns aimeraient bien savoir ce qui s’y dit. C’est une curiosité qui rend curieux…
C’est peut-être pour ça que le docteur Kaya est le seul psychanalyste de la capitale, son lieu est unique.
Il ne s’agirait pas d’en faire une extrapolation qui n’est peut-être pas l’intention de l’auteur; toutefois, le plaisir que procure ce livre vient peut-être aussi du fait que dans l’époque assez incertaine, troublante, voire déstabilisante, que nous traversons à plus d’un titre – économique, politique, sociétale, anthropologique, technologique, climatique – et toute proportion gardée avec le contexte historique dans lequel se déroule l’ouvrage de Mankessi, il est réconfortant de savoir qu’il existe un lieu à l’abri de l’insécurité ambiante. Est-ce que le cabinet du psychanalyste n’est pas l’un des seuls lieux refuges pour le sujet venant garantir une forme de permanence de structure de sa parole et de son humanité?
Et subtilement encore, ce livre vient souligner que tout peut se dire dans le cabinet du psychanalyste, y compris des particularités culturelles, ce qui décloisonne les idées reçues des niches identitaires tellement en vogue aujourd’hui.
Valérie Rodet
Le Psychanalyste de Brazzaville de Dibakana Mankessi, éditions Les Lettres mouchetées, Congo, 454 pages.
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