Si on fête les amoureux le 14 février, autant transgresser la règle et invoquer la flèche et la muse de Cupidon maintenant, l’amour étant par excellence une transgression, mais une transgression souvent en quête de transcendance.
Le merveilleux de Noël éclipsé, “il gèle dans la ville comme il gèle dans mon cœur”. Le salon sans la décoration semble sorti d’un cataclysme. À la télévision, un médiocre gourou qui se prend pour un prophète est d’un ridicule à pleurer de rire. Comme s’il nous manquait encore une preuve de déchéance.
Faudra-t-il attendre la mi-février pour renouer avec le merveilleux, cette fois d’essence humaine? Si on fête les amoureux le 14 février, autant transgresser la règle et invoquer la flèche et la muse de Cupidon maintenant, l’amour étant par excellence une transgression, mais une transgression souvent en quête de transcendance.
L’amour, quelles que soient ses blessures, nous promet un retour à l’Éden, le paradis duquel Adam et Ève furent chassés, bien que le péché originel soit lié à la consommation du fruit défendu, métaphore du plaisir charnel, selon la théorie de la concupiscence de Saint Augustin. “Mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit: vous n’en mangerez point, vous n’y toucherez point de peur que vous ne mouriez.” (La Bible, Genèse 3:3)
Cependant Platon avait déjà répondu : “On ne désire que ce dont on manque.”
De l’Antiquité au Moyen Âge
De la légende d’Adonis et Vénus aux couples mythiques de l’amour “odrite”, de l’histoire de Tristan et Yseult à celles de Madame Bovary, d’Anna Karénine et de Roméo et Juliette, des couples les plus tourmentés aux couples les plus insolites, l’amour déclenché par le désir se sert de la transgression, mais se nourrit paradoxalement de privations, d’interdits. Sa quête de l’absolu, de la transcendance, est souvent obtenue au prix de la séparation imposée, de l’inassouvissement ou de la mort.
Sa pérennité dépend du jeu perpétuel entre le plaisir et l’abstinence, de la tension allant de la dérobade à la satisfaction. Pour que la relation ne s’étiole pas, pour que le désir ne s’éteigne pas, il faut que l’objet du désir reste désirable, ce qui sous-entend inaccessible. Tant que ces deux termes restent parfaitement liés, les partenaires amoureux le sont aussi. Il en est ainsi depuis l’aube de l’humanité, chez les ultraconservateurs comme chez les couples les plus émancipés des sociétés modernes.
L’amour inaccessible se traduit au temps des Omeyyades par l’amour “odrite”, soit, en arabe virginal, condamné à l’inassouvissement. Cependant, le poète amoureux ne peut se concevoir sans la femme aimée, d’où la quête de l’union platonique. Jamil ibn Ma’mar est désigné par le prénom de sa bien-aimée Buthayna et devient ainsi Jamil Buthayna. De même Qais ibn al-Mulawwah, empêché par la famille de sa bien-aimée de l’épouser, s’approprie la folie amoureuse, devient le fou de Leila ou Majnûn Leila: “Dites-le lui: mon sang appartient à Leila. Et quant à l’âme, elle a été si loin, si fort que celui qui l’aimait pleure déjà sa mort”. Qais est ainsi désigné par le nom de sa bien-aimée, avec qui il fusionne sans l’avoir touchée. Un jour, l’ami de Majnûn lui annonce l’arrivée de Leila. Alors il répond : “Dis-lui de passer son chemin car Leila m’empêcherait de penser à l’amour de Leila”. La transgression consiste à s’écarter des sentiers battus pour rechercher l’élévation. Aragon s’est inspiré de l’amour fou de Majnûn pour écrire son recueil Le Fou d’Elsa, dont est issu le célèbre poème “Il n’y a pas d’amour heureux”.
Dans l’Occident médiéval, certaines thèses rapprochent l’amour courtois de l’amour “odrite”. La femme est la reine absolue et le chevalier son vassal. Il est prêt à tout déployer pour rentrer dans ses grâces et susciter son amour. Il la désire ardemment jusqu’à la souffrance, voire l’humiliation. La femme est insaisissable mais elle n’est pas inaccessible au sens érotique, d’où la divergence avec la chasteté chez les tribus bédouines arabes. La transgression est incontournable dans ces histoires chantées par les troubadours puisqu’il est question d’amour extra-conjugal. Parmi les célèbres romans courtois, Tristan et Yseult, les Lais de Marie de France et les romans de Chrétien de Troyes. L’amour courtois ressemble à l’amour “odrite” dans son envergure mystique qui place l’amour au sommet de toutes les lois sociales et religieuses, ainsi que par le respect dû à la femme trônant sur un piédestal.
Cela n’est pas sans rappeler furtivement certaines relations sadomasochistes, mais, contrairement à celles-ci, où le rôle attribué à la femme est celui d’une manipulatrice-dominatrice, l’équilibre, l’harmonie et la délicatesse dans les liens prédominent dans la fine amor.
Du XIXe siècle adultérin à la transgression dans la fidélité
Au XIXe siècle, l’amour adultérin sera à l’origine de grands chefs-d’œuvre de littérature, comme Madame Bovary du Français Gustave Flaubert et Anna Karénine du Russe Tolstoï. Emma Bovary croit pouvoir contrer la monotonie et la médiocrité de la vie provinciale en cédant à l’amour adultérin. Elle est victime de ses désillusions et échoue ainsi à transposer ses rêves romantiques dans la vie réelle. Elle finit par se suicider. Les forces de la vie qu’elle cherchait dans la passion amoureuse se révèlent être les forces de la mort et de la destruction. Anna Karénine, mariée et mère d’un garçon, s’éprend du séducteur Vronsky. Elle lutte contre cette passion coupable mais finit par succomber à la tentation. Elle regrette sa faiblesse et avoue son infidélité à son mari avant de replonger dans “le péché” en retombant dans les bras de son amant. Pétrie de remords, elle choisit de mettre fin à sa vie en se jetant sous les rails du train.
Dans les deux cas, nous sommes devant un amour impossible, un désir subversif qui prend la forme de l’adultère. La mort recherchée devient le tribut de la repentance et de la libération.
Aujourd’hui, dans les sociétés progressistes, le besoin de nouer plusieurs relations a donné naissance au polyamour. C’est le nom donné à la polygamie consentie dans la fidélité, en d’autres termes la possibilité d’aimer ouvertement plusieurs personnes sans se cacher ou se mentir. Les polyamoureux revendiquent l’honnêteté contre la perversité du libertinage. On se rappelle le roman épistolaire du XVIIIe siècle libertin de Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses, qui met en lumière la dépravation des mœurs, l’hypocrisie, le mensonge, et le mal qui en résulte. D’après ses défenseurs, le polyamour est là pour interroger le couple conventionnel et proposer des solutions, évitant la hiérarchisation en faveur de l’addition. Quand une personne en aime une ou plusieurs autres, elle ne laisse tomber ni le partenaire initial, ni les autres. La transgression choquante est contrebalancée par une éthique. Si le couple bourgeois crée l’infidélité, le polyamour crée la polyfidélité.
Après ce voyage rapide au pays de l’amour, j’ouvre les yeux. Devant moi s’étalent des pages blanches sur les montagnes, sur les plages, partout, à perte de vue. Comme si rien n’a été dit, ni lu, ni vécu. Tout est à refaire, à réinventer, à réécrire.
Lire aussi : Éric Genetet: "Avec mon fils, on se dit ‘je t’aime’ tous les jours"
Le merveilleux de Noël éclipsé, “il gèle dans la ville comme il gèle dans mon cœur”. Le salon sans la décoration semble sorti d’un cataclysme. À la télévision, un médiocre gourou qui se prend pour un prophète est d’un ridicule à pleurer de rire. Comme s’il nous manquait encore une preuve de déchéance.
Faudra-t-il attendre la mi-février pour renouer avec le merveilleux, cette fois d’essence humaine? Si on fête les amoureux le 14 février, autant transgresser la règle et invoquer la flèche et la muse de Cupidon maintenant, l’amour étant par excellence une transgression, mais une transgression souvent en quête de transcendance.
L’amour, quelles que soient ses blessures, nous promet un retour à l’Éden, le paradis duquel Adam et Ève furent chassés, bien que le péché originel soit lié à la consommation du fruit défendu, métaphore du plaisir charnel, selon la théorie de la concupiscence de Saint Augustin. “Mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit: vous n’en mangerez point, vous n’y toucherez point de peur que vous ne mouriez.” (La Bible, Genèse 3:3)
Cependant Platon avait déjà répondu : “On ne désire que ce dont on manque.”
De l’Antiquité au Moyen Âge
De la légende d’Adonis et Vénus aux couples mythiques de l’amour “odrite”, de l’histoire de Tristan et Yseult à celles de Madame Bovary, d’Anna Karénine et de Roméo et Juliette, des couples les plus tourmentés aux couples les plus insolites, l’amour déclenché par le désir se sert de la transgression, mais se nourrit paradoxalement de privations, d’interdits. Sa quête de l’absolu, de la transcendance, est souvent obtenue au prix de la séparation imposée, de l’inassouvissement ou de la mort.
Sa pérennité dépend du jeu perpétuel entre le plaisir et l’abstinence, de la tension allant de la dérobade à la satisfaction. Pour que la relation ne s’étiole pas, pour que le désir ne s’éteigne pas, il faut que l’objet du désir reste désirable, ce qui sous-entend inaccessible. Tant que ces deux termes restent parfaitement liés, les partenaires amoureux le sont aussi. Il en est ainsi depuis l’aube de l’humanité, chez les ultraconservateurs comme chez les couples les plus émancipés des sociétés modernes.
L’amour inaccessible se traduit au temps des Omeyyades par l’amour “odrite”, soit, en arabe virginal, condamné à l’inassouvissement. Cependant, le poète amoureux ne peut se concevoir sans la femme aimée, d’où la quête de l’union platonique. Jamil ibn Ma’mar est désigné par le prénom de sa bien-aimée Buthayna et devient ainsi Jamil Buthayna. De même Qais ibn al-Mulawwah, empêché par la famille de sa bien-aimée de l’épouser, s’approprie la folie amoureuse, devient le fou de Leila ou Majnûn Leila: “Dites-le lui: mon sang appartient à Leila. Et quant à l’âme, elle a été si loin, si fort que celui qui l’aimait pleure déjà sa mort”. Qais est ainsi désigné par le nom de sa bien-aimée, avec qui il fusionne sans l’avoir touchée. Un jour, l’ami de Majnûn lui annonce l’arrivée de Leila. Alors il répond : “Dis-lui de passer son chemin car Leila m’empêcherait de penser à l’amour de Leila”. La transgression consiste à s’écarter des sentiers battus pour rechercher l’élévation. Aragon s’est inspiré de l’amour fou de Majnûn pour écrire son recueil Le Fou d’Elsa, dont est issu le célèbre poème “Il n’y a pas d’amour heureux”.
Dans l’Occident médiéval, certaines thèses rapprochent l’amour courtois de l’amour “odrite”. La femme est la reine absolue et le chevalier son vassal. Il est prêt à tout déployer pour rentrer dans ses grâces et susciter son amour. Il la désire ardemment jusqu’à la souffrance, voire l’humiliation. La femme est insaisissable mais elle n’est pas inaccessible au sens érotique, d’où la divergence avec la chasteté chez les tribus bédouines arabes. La transgression est incontournable dans ces histoires chantées par les troubadours puisqu’il est question d’amour extra-conjugal. Parmi les célèbres romans courtois, Tristan et Yseult, les Lais de Marie de France et les romans de Chrétien de Troyes. L’amour courtois ressemble à l’amour “odrite” dans son envergure mystique qui place l’amour au sommet de toutes les lois sociales et religieuses, ainsi que par le respect dû à la femme trônant sur un piédestal.
Cela n’est pas sans rappeler furtivement certaines relations sadomasochistes, mais, contrairement à celles-ci, où le rôle attribué à la femme est celui d’une manipulatrice-dominatrice, l’équilibre, l’harmonie et la délicatesse dans les liens prédominent dans la fine amor.
Du XIXe siècle adultérin à la transgression dans la fidélité
Au XIXe siècle, l’amour adultérin sera à l’origine de grands chefs-d’œuvre de littérature, comme Madame Bovary du Français Gustave Flaubert et Anna Karénine du Russe Tolstoï. Emma Bovary croit pouvoir contrer la monotonie et la médiocrité de la vie provinciale en cédant à l’amour adultérin. Elle est victime de ses désillusions et échoue ainsi à transposer ses rêves romantiques dans la vie réelle. Elle finit par se suicider. Les forces de la vie qu’elle cherchait dans la passion amoureuse se révèlent être les forces de la mort et de la destruction. Anna Karénine, mariée et mère d’un garçon, s’éprend du séducteur Vronsky. Elle lutte contre cette passion coupable mais finit par succomber à la tentation. Elle regrette sa faiblesse et avoue son infidélité à son mari avant de replonger dans “le péché” en retombant dans les bras de son amant. Pétrie de remords, elle choisit de mettre fin à sa vie en se jetant sous les rails du train.
Dans les deux cas, nous sommes devant un amour impossible, un désir subversif qui prend la forme de l’adultère. La mort recherchée devient le tribut de la repentance et de la libération.
Aujourd’hui, dans les sociétés progressistes, le besoin de nouer plusieurs relations a donné naissance au polyamour. C’est le nom donné à la polygamie consentie dans la fidélité, en d’autres termes la possibilité d’aimer ouvertement plusieurs personnes sans se cacher ou se mentir. Les polyamoureux revendiquent l’honnêteté contre la perversité du libertinage. On se rappelle le roman épistolaire du XVIIIe siècle libertin de Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses, qui met en lumière la dépravation des mœurs, l’hypocrisie, le mensonge, et le mal qui en résulte. D’après ses défenseurs, le polyamour est là pour interroger le couple conventionnel et proposer des solutions, évitant la hiérarchisation en faveur de l’addition. Quand une personne en aime une ou plusieurs autres, elle ne laisse tomber ni le partenaire initial, ni les autres. La transgression choquante est contrebalancée par une éthique. Si le couple bourgeois crée l’infidélité, le polyamour crée la polyfidélité.
Après ce voyage rapide au pays de l’amour, j’ouvre les yeux. Devant moi s’étalent des pages blanches sur les montagnes, sur les plages, partout, à perte de vue. Comme si rien n’a été dit, ni lu, ni vécu. Tout est à refaire, à réinventer, à réécrire.
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