Qu’est-ce qui a poussé Roula Boutros Saad, qui a fait des études de sciences économiques et travaillé dans le secteur bancaire avant d’entamer une carrière d’enseignante de mathématiques à l’école, à tout quitter pour se projeter dans l’écriture? Comment la mathématicienne a troqué les chiffres pour les lettres en commençant par deux recueils de poésie, puis en écrivant trois romans poignants dédiés à la défense des causes humaines? Quels sont les tabous qu’elle essaie de briser dans son roman biographique Ligne rouge? Entretien.
Avec la survenue d’un évènement majeur qui a ébranlé sa vie et qu’elle raconte à Ici Beyrouth, la journaliste et autrice Roula Boutros Saad s’est lancée dans la poésie et a publié deux recueils, l’un intitulé Men Ana? (Qui suis-je?) et l’autre Erss ghajariyya (Les noces d’une bohémienne). Elle n’a pas tardé à se convertir à l’écriture romanesque et a publié trois romans en arabe. L’Enfant de la caisse traite de l’abandon des nouveau-nés à travers l’histoire émouvante d’un bébé fille jetée sur le parvis d’un couvent. Le livre, qui se veut également un essai narratif, présente en filigrane toutes les procédures de l’adoption au Liban. L’autrice a écrit aussi un roman sur la guerre sanguinaire libanaise sur fond d’histoire d’amour, intitulé Sa robe rouge et la biographie d’un homme abusé sexuellement dans son enfance, objet de notre entretien. Par ailleurs, l’animatrice vedette de Télé Lumière, a présenté 250 épisodes du programme «Viens qu’on oublie» et 50 autres dans le cadre de l’émission «Les gens m’interrogent», dont elle est l’autrice.
Est-ce que le héros de votre roman Ligne rouge a existé vraiment et vous a raconté sa terrible enfance et ses efforts pour retrouver un certain équilibre, ou est-ce un narrateur fictif dont vous vous êtes servie, pour raconter les drames des victimes de la pédophilie?
Ligne rouge est bien la biographie d’un ami d’enfance et d’un voisin qui m’a confié lui-même sa propre histoire, en souhaitant que je la relate, sans toutefois révéler son identité. J’ai dû lire des livres de psychologie qui étudient le profil des pédophiles et analysent leur comportement. Très souvent, ils sont bienveillants, généreux et aimables, mais se révèlent manipulateurs et abuseurs. Le héros de mon histoire s’est marié et a eu des enfants. Cependant, il a toujours déployé des efforts immenses pour vaincre ses traumatismes. L’agresseur était un vieil homme, un ami de la famille de la victime, que je connaissais grâce au voisinage, jouissant d’un certain niveau de vie et de culture. Quand mon ami m’a révélé son nom, je suis tombée des nues. Rien ne laissait présager une telle perversité chez un homme qui inspirait la confiance et le respect. L’abusé m’a raconté son supplice durant quatre ans, de douze à seize ans et comment il a subi la honte et la douleur dans la plus terrible solitude. Toute sa vie plus tard sera une suite de tentatives d’échapper à l’horreur pour confirmer son orientation hétérosexuelle.
Vous abordez dans ce livre, publié en 2014, des sujets tabous, principalement la pédophilie, mais aussi l’incapacité de la femme libanaise de s’épanouir sexuellement à cause d’une éducation qui diabolise le désir féminin. Dix ans plus tard, où en sommes-nous?
La femme libanaise a profité de la libération de la parole et de l’accès à l’information grâce aux travaux de la psychologie, aux mass médias et aux témoignages sur les réseaux sociaux, même quand elle vit entre quatre murs. La femme qui travaille s’est émancipée grâce à son indépendance financière. Mais les crimes pédophiles sont commis avec la même intensité. En pensant à mon ami, je me demande: comment a-t-il pu supporter ce calvaire toutes ces années, sans invoquer l’aide, en s’emmurant dans le silence? Ses aveux furent le choc de ma vie. J’avais déjà écrit des recueils de poèmes. Mais là, je ne pouvais exprimer l’horreur qu’à travers un roman. Et le projet prit corps. À la suite de l’élaboration du récit, il a accepté de suivre une thérapie pour exorciser ses démons.
À la lumière de vos lectures sur les pédophiles, comment expliquer ces paradoxes chez eux? Vivent-ils dans le déni ou sont-ils toujours conscients de leurs crimes?
Les pédocriminels sont parfaitement conscients de ce qu’ils commettent. Pour obtenir et dominer leur proie, ils sont capables de construire des plans et des stratagèmes qui se trament pendant des années. Par ailleurs, la plupart des psychiatres ne considèrent pas la pédophilie comme un trouble mental, mais comme une paraphilie. Comment y remédier donc? Il faut emprisonner l’agresseur et éloigner le pédophile des enfants, car il ne peut pas se contrôler et ne cherche pas à guérir. C’est une pulsion, une préférence sexuelle, parfois innée. Dans certains cas, c’est malheureusement «acquis», l’agressé s’identifiant à l’agresseur et répétant le même schéma.
Le poète Elias Abou Chabké dit: «La poésie s’abreuve des blessures du cœur, car le sang versé est le vin des plumes.» Vous avez eu un parcours douloureux et vous avez triomphé du cancer. Comment avez-vous fait pour en sortir victorieuse? Est-ce vrai que la douleur est un passage obligé pour déclencher la création littéraire?
En effet, j’ai eu un long parcours avec le cancer et j’ai subi plusieurs opérations à cause des récidives. La première fois que j’ai été hospitalisée, en 2004, mon cousin est venu me voir à l’hôpital et m’a conseillé vivement d’écrire. Ses conseils ne sont pas tombés dans l’oreille d’une sourde. Ainsi, j’ai troqué les maths pour les lettres et j’ai écrit des recueils de poèmes gorgés de ma douleur et de mon désarroi. Oui pour moi, la douleur se situe à la genèse de l’écriture. Mais je n’ai pas tardé à préférer l’écriture romanesque qui n’a pas pour sujet mon vécu et ma détresse. Je ne voulais plus me replonger dans cette terrible atmosphère.
Votre douleur s’est donc confondue avec celle de l’enfant abusé et de l’adulte toujours victime?
Non, je ne prétends pas que ma douleur égale la sienne. Si l’intensité de la douleur physique du malade est intolérable, la douleur morale de l’enfant abusé l’emporte, car elle détruit non seulement sa vie, mais sa personnalité et peut le conduire à se donner la mort. De plus, vulnérable comme il est, il se croit coupable de l’attirance qui a provoqué l’abus de l’agresseur. Rongé par la tourmente, il consume sa vie dans la honte, la peur et le silence.
Est-ce que la victime, que vous connaissez bien, s’est aujourd’hui libérée?
C’est une personne courageuse qui combat toujours ses traumatismes avec acharnement. Aujourd’hui, il est marié et père d’un enfant. Même après la thérapie, il vit dans la crainte de voir ressurgir les démons du passé.
Avec la survenue d’un évènement majeur qui a ébranlé sa vie et qu’elle raconte à Ici Beyrouth, la journaliste et autrice Roula Boutros Saad s’est lancée dans la poésie et a publié deux recueils, l’un intitulé Men Ana? (Qui suis-je?) et l’autre Erss ghajariyya (Les noces d’une bohémienne). Elle n’a pas tardé à se convertir à l’écriture romanesque et a publié trois romans en arabe. L’Enfant de la caisse traite de l’abandon des nouveau-nés à travers l’histoire émouvante d’un bébé fille jetée sur le parvis d’un couvent. Le livre, qui se veut également un essai narratif, présente en filigrane toutes les procédures de l’adoption au Liban. L’autrice a écrit aussi un roman sur la guerre sanguinaire libanaise sur fond d’histoire d’amour, intitulé Sa robe rouge et la biographie d’un homme abusé sexuellement dans son enfance, objet de notre entretien. Par ailleurs, l’animatrice vedette de Télé Lumière, a présenté 250 épisodes du programme «Viens qu’on oublie» et 50 autres dans le cadre de l’émission «Les gens m’interrogent», dont elle est l’autrice.
Est-ce que le héros de votre roman Ligne rouge a existé vraiment et vous a raconté sa terrible enfance et ses efforts pour retrouver un certain équilibre, ou est-ce un narrateur fictif dont vous vous êtes servie, pour raconter les drames des victimes de la pédophilie?
Ligne rouge est bien la biographie d’un ami d’enfance et d’un voisin qui m’a confié lui-même sa propre histoire, en souhaitant que je la relate, sans toutefois révéler son identité. J’ai dû lire des livres de psychologie qui étudient le profil des pédophiles et analysent leur comportement. Très souvent, ils sont bienveillants, généreux et aimables, mais se révèlent manipulateurs et abuseurs. Le héros de mon histoire s’est marié et a eu des enfants. Cependant, il a toujours déployé des efforts immenses pour vaincre ses traumatismes. L’agresseur était un vieil homme, un ami de la famille de la victime, que je connaissais grâce au voisinage, jouissant d’un certain niveau de vie et de culture. Quand mon ami m’a révélé son nom, je suis tombée des nues. Rien ne laissait présager une telle perversité chez un homme qui inspirait la confiance et le respect. L’abusé m’a raconté son supplice durant quatre ans, de douze à seize ans et comment il a subi la honte et la douleur dans la plus terrible solitude. Toute sa vie plus tard sera une suite de tentatives d’échapper à l’horreur pour confirmer son orientation hétérosexuelle.
Vous abordez dans ce livre, publié en 2014, des sujets tabous, principalement la pédophilie, mais aussi l’incapacité de la femme libanaise de s’épanouir sexuellement à cause d’une éducation qui diabolise le désir féminin. Dix ans plus tard, où en sommes-nous?
La femme libanaise a profité de la libération de la parole et de l’accès à l’information grâce aux travaux de la psychologie, aux mass médias et aux témoignages sur les réseaux sociaux, même quand elle vit entre quatre murs. La femme qui travaille s’est émancipée grâce à son indépendance financière. Mais les crimes pédophiles sont commis avec la même intensité. En pensant à mon ami, je me demande: comment a-t-il pu supporter ce calvaire toutes ces années, sans invoquer l’aide, en s’emmurant dans le silence? Ses aveux furent le choc de ma vie. J’avais déjà écrit des recueils de poèmes. Mais là, je ne pouvais exprimer l’horreur qu’à travers un roman. Et le projet prit corps. À la suite de l’élaboration du récit, il a accepté de suivre une thérapie pour exorciser ses démons.
À la lumière de vos lectures sur les pédophiles, comment expliquer ces paradoxes chez eux? Vivent-ils dans le déni ou sont-ils toujours conscients de leurs crimes?
Les pédocriminels sont parfaitement conscients de ce qu’ils commettent. Pour obtenir et dominer leur proie, ils sont capables de construire des plans et des stratagèmes qui se trament pendant des années. Par ailleurs, la plupart des psychiatres ne considèrent pas la pédophilie comme un trouble mental, mais comme une paraphilie. Comment y remédier donc? Il faut emprisonner l’agresseur et éloigner le pédophile des enfants, car il ne peut pas se contrôler et ne cherche pas à guérir. C’est une pulsion, une préférence sexuelle, parfois innée. Dans certains cas, c’est malheureusement «acquis», l’agressé s’identifiant à l’agresseur et répétant le même schéma.
Le poète Elias Abou Chabké dit: «La poésie s’abreuve des blessures du cœur, car le sang versé est le vin des plumes.» Vous avez eu un parcours douloureux et vous avez triomphé du cancer. Comment avez-vous fait pour en sortir victorieuse? Est-ce vrai que la douleur est un passage obligé pour déclencher la création littéraire?
En effet, j’ai eu un long parcours avec le cancer et j’ai subi plusieurs opérations à cause des récidives. La première fois que j’ai été hospitalisée, en 2004, mon cousin est venu me voir à l’hôpital et m’a conseillé vivement d’écrire. Ses conseils ne sont pas tombés dans l’oreille d’une sourde. Ainsi, j’ai troqué les maths pour les lettres et j’ai écrit des recueils de poèmes gorgés de ma douleur et de mon désarroi. Oui pour moi, la douleur se situe à la genèse de l’écriture. Mais je n’ai pas tardé à préférer l’écriture romanesque qui n’a pas pour sujet mon vécu et ma détresse. Je ne voulais plus me replonger dans cette terrible atmosphère.
Votre douleur s’est donc confondue avec celle de l’enfant abusé et de l’adulte toujours victime?
Non, je ne prétends pas que ma douleur égale la sienne. Si l’intensité de la douleur physique du malade est intolérable, la douleur morale de l’enfant abusé l’emporte, car elle détruit non seulement sa vie, mais sa personnalité et peut le conduire à se donner la mort. De plus, vulnérable comme il est, il se croit coupable de l’attirance qui a provoqué l’abus de l’agresseur. Rongé par la tourmente, il consume sa vie dans la honte, la peur et le silence.
Est-ce que la victime, que vous connaissez bien, s’est aujourd’hui libérée?
C’est une personne courageuse qui combat toujours ses traumatismes avec acharnement. Aujourd’hui, il est marié et père d’un enfant. Même après la thérapie, il vit dans la crainte de voir ressurgir les démons du passé.
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