©Vincent Cassel
Quand notre culture, psychanalytique entre autres, pense les genres, elle situe le mystère du côté du féminin. L’expression de Freud en témoigne, qui désigne le féminin du terme de «continent noir», non pas en vertu d’une nature maléfique quelconque, mais de son caractère indéfinissable, immaîtrisable, qui ouvre sur l’infini. Il n’existe, il est vrai, aucune conceptualisation qui puisse saisir, universellement et définitivement, ce que serait la «Femme». Il y a chaque fois une femme et son mystère, essentiellement le mystère de son monde érotique – la psychanalyse dit: le secret de sa jouissance.
Introduire «les mystères du masculin» ne vise pas au simple effet rhétorique, par renversement de l’illustre formule freudienne, mais cherche au contraire l’exploration profonde de cet impératif absolu: celui qui conduit tout homme à recourir aussi loin que possible aux codes du masculin, à ce repérage phallique que l’on appelle parfois le «viril». Le continent masculin est, à cet égard, un monde balisé, comme sont balisées les voies par lesquelles un homme aborde la rencontre avec une femme.
Pourtant, écouter quotidiennement des hommes dans ma pratique, accueillir et travailler avec eux leur complexité, leur unicité, leur subtilité, me porte à ouvrir cette question: l’ensemble de ce qui s’étalonne ou se code comme «viril» est-il le dernier mot de l’essence du masculin? ne peut-on s’approcher plus singulièrement et plus près du réel d’un homme, de chaque homme?
La question est d’actualité, et depuis quelque temps déjà, puisque des voix n’ont cessé de se succéder, dans notre monde d’après-guerre, pour annoncer qu’il n’y a plus d’hommes. Nous pourrions écrire cela à la façon de Philippe Sollers: «yapadom». Vivons-nous donc un monde nouveau qui serait privé d’hommes, un monde en lequel le héros comme le séducteur auraient disparu? Est-il désormais vrai que, dans la partie se jouant entre les hommes et les femmes, l’homme ne prenne plus l’initiative, veuille que la femme fasse le pas, quitte à attendre d’elle qu’elle feigne de se laisser faire? Le séducteur, l’amoureux même, seraient-ils alors réduits à un semblant viril?
Si l’on déplace quelque peu le référentiel, si l’on ne ramène pas le masculin au seul champ du viril, si on l’entend dans sa complexité, son unicité, sa subtilité, il me paraît certain que l’homme contemporain est bien là, et que ses mystères ne manquent pas.
Pour les explorer, nous pourrions convoquer les différentes figures du masculin: le Don Juan, le libertin, le voyou, ou, pour prendre des références plus récentes, le beau gosse, le gendre idéal, l’hipster, l’übersexuel… Outre le fait qu’ainsi désignées, ces figures sont chargées d’une coloration péjorative ou ironique, leur inventaire constituerait, à mon sens, le plus sûr moyen de retomber dans l’universalisation comme dans la finitude, et de passer à côté des mystères du masculin, de l’incodable en chaque homme.
Aussi voudrais-je plutôt porter une attention délicate, une attention analytique, à ce que j’appellerai «le jeu masculin», dans l’acception la plus riche, la plus singulière, la plus mystérieuse, de ce terme de «jeu».
Il est intellectuellement admis que tout homme a un versant de féminité, versant explicitement revendiqué par l’homme de l’Antiquité grecque par exemple, qui voyait de multiples bénéfices à cultiver en lui cette part féminine. Pour autant, un tel consentement voire une telle valorisation ne sont pas allés de soi dans l’histoire, ni même ne vont de soi aujourd’hui. Ainsi, c’est en divers lieux propices et registres choisis (métiers artistiques, celui d’acteur s’y prêtant particulièrement, mode, discours amoureux, espaces de parole…) que l’homme contemporain trouve à exprimer cette féminité plus librement qu’à la ville, sur les terrains de sport, ou au bureau. Il trouve et invente. Il s’invente.
Qui est cet homme, nouveau peut-être, dont l’essence est de jouer si bien, à la fois des puissances du masculin et de celles du féminin, qu’il s’en dégage une impression, une grâce, un charme, un esprit, un mystère… Ajouter au code viril cette fleur et son parfum qui sont aussi l’exception à tout code, ne relève-t-il pas alors d’un art d’être homme?
À partir d’exemples réels, développés dans mon livre La Vie augmentée, je vous propose de chercher ces «parfums d’hommes», mélodies, et présences masculines, qui m’évoquent ceci: dans une sorte de distribution presque complémentaire, l’homme joue, et la femme danse… pour ou avec lui.
Leonardo Di Caprio
«Une impuissance sexuelle irrationnelle»
La Vie augmentée, p. 39.
Un homme d’une quarantaine d’années, ignorant tout de la psychanalyse, est aux prises avec ce qu’il appelle «une impuissance sexuelle irrationnelle», qu’aucune causalité organique ne détermine. Corrélativement, son couple est en pleine crise. Contre toute attente dans une telle urgence, les premiers mots qu’il m’adresse évoquent des événements remontant à plus de dix ans.
«J’ai vécu, il y a onze ans, une relation extrême avec une femme dont je me pensais fou amoureux. C’était une vraie passion physique, une osmose totale, d’autant plus addictive que l’acte sexuel était le seul moment où nous parvenions à communiquer. Elle, malgré sa jouissance visible, ne cessait de me dire que je ne la satisfaisais pas comme homme, mais sans jamais m’expliquer en quoi. L’énigme me rendait fou. J’ai fini par devenir impuissant avec elle. Elle m’a détruit et je crains que l’impuissance ne soit devenue irréversible.»
L’angoisse, palpable dans sa voix, révélait qu’il était confronté à l’insupportable même, pour un homme, dans la vie sexuelle: l’organe mâle, celui dont dépend la possibilité de l’acte, échappait à toute maîtrise. L’explication qu’il s’était forgée constituait, assurément, une première défense, puisqu’expliquer lui permettait de ne pas totalement subir, et de circonscrire son angoisse. Pourtant, quand cet homme concevait son impuissance comme une onde de choc de son infidélité d’antan et une destruction opérée par l’amante fatale, il savait bien que le dernier mot n’était pas dit. Non seulement l’énigme de son symptôme demeurait, mais il se trouvait sans solution concrète.
«Mystères de l’organe rebelle»
Il est probable que tout homme s’y affronte un jour, sous une forme crainte ou avérée, en termes de mouvements irrépressibles ou au contraire de puissance entravée.
La façon, singulière, qu’a chaque homme de s’y affronter tient d’abord à des facteurs subjectifs propres (son histoire, sa pensée, son désir…) mais aussi à l’empreinte de la culture, c’est-à-dire du discours commun, dans ses versants philosophique, scientifique et, notamment, moral. Si nous remontons brièvement aux sources de la pensée occidentale sur la sexualité, il paraît indéniable que le christianisme a instauré un nouveau mode d’appréhension par l’homme de son être sexuel.
C’est chez Saint Augustin, dans le célèbre livre IV de La Cité de Dieu, qu’apparaît ce concept, étonnant, de révolte des organes génitaux. Avant la Chute, écrit Augustin, le corps d'Adam répondait parfaitement aux desseins de l’âme. S’agissant de son sexe, il ne connaissait ni l'excitation involontaire, ni l’impuissance subie. Mais lorsqu’Adam entre dans le péché, par sa tentative de se soustraire à la volonté de Dieu et d'acquérir le libre arbitre, sa désobéissance se trouve alors frappée du châtiment correspondant. Adam perd la maîtrise de lui-même, de son corps, et plus particulièrement des parties sexuelles de ce corps. Le sexe désormais incontrôlé de l'homme, signe de sa captivité dans son corps, traduit très justement, selon Augustin, ce qu'Adam fut à l'égard de Dieu: un rebelle.
Romain Duris
La «malédiction dans le sexe»
De cette «malédiction dans le sexe» découle toute une série de conséquences, qui a marqué d’autant d’empreintes la manière, consciente comme inconsciente, qu’a l’homme de penser sa sexualité et de la traiter. Dans le texte de Saint Augustin déjà, se trouve promue une technique, radicale, de maîtrise de l’organe rebelle. Désolidarisant l’érection de la jouissance, cette technique prescrit l’acte sexuel, mais interdit l’orgasme (sauf aux fins expresses de la fécondité). En termes analytiques, nous pourrions dire que le passage de l’organe désobéissant à l’organe obéissant s’obtient dans une soumission à un idéal priapique (l’érection perpétuelle), qui est aussi une insoumission à la castration (au sens où l’homme refuserait toute forme de perte ou de faille, même momentanées, dans sa puissance sexuelle). Il en ressort l’opprobre jetée sur la jouissance, et du même mouvement sur la femme, qui incarne cette jouissance nocive à laquelle le sujet masculin doit renoncer.
Qu’en est-il de l’homme d’aujourd’hui, celui qui semble s’être libéré de la «malédiction dans le sexe»: qui semble consentir à la jouissance et à ses abandons; qui semble porter sur le féminin, y compris le féminin en lui, un regard apaisé; qui semble, enfin, ne plus inscrire son être sexuel dans les démêlés avec la morale prescrite (ce qui n’exclut nullement l’éthique propre)? À entendre ces hommes contemporains que sont mes patients, dans toute l’authenticité et les nuances de leur parole, les choses ne sont pas aussi simples. Dès lors que l’acte sexuel est à l’horizon, se profilent inévitablement, pour le sujet masculin, l’ombre de l’angoisse, de l’imposture, de la trahison, de l’impuissance; cette impuissance effrayante, qu’il traduit souvent en termes de maladie intime, ou de châtiment moral voire de destruction fatale venus de l’Autre.
La psychanalyse est fondamentalement porteuse, à cet égard, d’un immense soulagement, elle qui pose que tout symptôme comporte certes un versant de souffrance mais aussi un versant de défense salutaire, venant au secours du sujet. Un symptôme est toujours le messager d’un sens et le porteur d’un savoir, qui rendent le symptôme déchiffrable puis transformable.
La psychanalyse est porteuse d’un soulagement
Aussi ai-je cherché, avec le plus de tact possible, à emmener mon patient sur les voies de l’élucidation. Je lui ai demandé: «Quelles conséquences sur la relation a eu le fait que vous vous soyez trouvé empêché de faire l’amour?» J’ai bien pris soin de ne pas dire «le fait que vous soyez devenu impuissant». Il a répondu que cela avait été «le début de la fin». Je l’ai interrogé encore «Est-ce cette femme qui vous a quitté?» «Non, a-t-il répondu. Déjà fragilisé par son jeu bizarre, je me sentais tellement mal de ne plus pouvoir être son amant que j’ai été obligé de couper.» Alors je lui ai dit: «Il est certain que cette impuissance vous affecte et vous angoisse terriblement. Pour autant, n’est-ce pas ce qui a fait limite à une relation ravageante dont vous ne parveniez pas à vous séparer autrement?» Il a réfléchi et répondu: «Je me souviens de quelque chose que je ne m’expliquais pas. Le jour de la rupture, je lui ai fait l’amour sauvagement.»
Le versant de défense salutaire du symptôme est alors apparu à cet homme: son impuissance n’était ni une anomalie morbide sur laquelle il n’avait aucune prise, ni un châtiment ou une marque inéluctables, mais une formation de l’inconscient, venue le délivrer de la jouissance obscure de l’Autre (la femme au «jeu bizarre») et de la sienne («addictive», avait-il dit). Par l’annonce de la rupture, il a pu opposer à cette jouissance un «non», mis en mots et en acte; ce «non» n’ayant alors plus besoin du symptôme pour consister.
Impuissance mais aussi rougissement, pâleur, trouble d’un homme… Les mystères de l’organe, comme ceux du visage, du geste, du langage rebelles, révèlent, dans l’éclipse de la force, la beauté de la faille. Ils révèlent que c’est précisément au prix d’un certain consentement à la castration, c’est-à-dire à l’imperfection, à l’immaîtrisé, à l’imprévisible, que l’homme en est pleinement, magnifiquement, un. Créateur. Vivant.
Introduire «les mystères du masculin» ne vise pas au simple effet rhétorique, par renversement de l’illustre formule freudienne, mais cherche au contraire l’exploration profonde de cet impératif absolu: celui qui conduit tout homme à recourir aussi loin que possible aux codes du masculin, à ce repérage phallique que l’on appelle parfois le «viril». Le continent masculin est, à cet égard, un monde balisé, comme sont balisées les voies par lesquelles un homme aborde la rencontre avec une femme.
Pourtant, écouter quotidiennement des hommes dans ma pratique, accueillir et travailler avec eux leur complexité, leur unicité, leur subtilité, me porte à ouvrir cette question: l’ensemble de ce qui s’étalonne ou se code comme «viril» est-il le dernier mot de l’essence du masculin? ne peut-on s’approcher plus singulièrement et plus près du réel d’un homme, de chaque homme?
La question est d’actualité, et depuis quelque temps déjà, puisque des voix n’ont cessé de se succéder, dans notre monde d’après-guerre, pour annoncer qu’il n’y a plus d’hommes. Nous pourrions écrire cela à la façon de Philippe Sollers: «yapadom». Vivons-nous donc un monde nouveau qui serait privé d’hommes, un monde en lequel le héros comme le séducteur auraient disparu? Est-il désormais vrai que, dans la partie se jouant entre les hommes et les femmes, l’homme ne prenne plus l’initiative, veuille que la femme fasse le pas, quitte à attendre d’elle qu’elle feigne de se laisser faire? Le séducteur, l’amoureux même, seraient-ils alors réduits à un semblant viril?
Si l’on déplace quelque peu le référentiel, si l’on ne ramène pas le masculin au seul champ du viril, si on l’entend dans sa complexité, son unicité, sa subtilité, il me paraît certain que l’homme contemporain est bien là, et que ses mystères ne manquent pas.
Pour les explorer, nous pourrions convoquer les différentes figures du masculin: le Don Juan, le libertin, le voyou, ou, pour prendre des références plus récentes, le beau gosse, le gendre idéal, l’hipster, l’übersexuel… Outre le fait qu’ainsi désignées, ces figures sont chargées d’une coloration péjorative ou ironique, leur inventaire constituerait, à mon sens, le plus sûr moyen de retomber dans l’universalisation comme dans la finitude, et de passer à côté des mystères du masculin, de l’incodable en chaque homme.
Aussi voudrais-je plutôt porter une attention délicate, une attention analytique, à ce que j’appellerai «le jeu masculin», dans l’acception la plus riche, la plus singulière, la plus mystérieuse, de ce terme de «jeu».
Il est intellectuellement admis que tout homme a un versant de féminité, versant explicitement revendiqué par l’homme de l’Antiquité grecque par exemple, qui voyait de multiples bénéfices à cultiver en lui cette part féminine. Pour autant, un tel consentement voire une telle valorisation ne sont pas allés de soi dans l’histoire, ni même ne vont de soi aujourd’hui. Ainsi, c’est en divers lieux propices et registres choisis (métiers artistiques, celui d’acteur s’y prêtant particulièrement, mode, discours amoureux, espaces de parole…) que l’homme contemporain trouve à exprimer cette féminité plus librement qu’à la ville, sur les terrains de sport, ou au bureau. Il trouve et invente. Il s’invente.
Qui est cet homme, nouveau peut-être, dont l’essence est de jouer si bien, à la fois des puissances du masculin et de celles du féminin, qu’il s’en dégage une impression, une grâce, un charme, un esprit, un mystère… Ajouter au code viril cette fleur et son parfum qui sont aussi l’exception à tout code, ne relève-t-il pas alors d’un art d’être homme?
À partir d’exemples réels, développés dans mon livre La Vie augmentée, je vous propose de chercher ces «parfums d’hommes», mélodies, et présences masculines, qui m’évoquent ceci: dans une sorte de distribution presque complémentaire, l’homme joue, et la femme danse… pour ou avec lui.
Leonardo Di Caprio
«Une impuissance sexuelle irrationnelle»
La Vie augmentée, p. 39.
Un homme d’une quarantaine d’années, ignorant tout de la psychanalyse, est aux prises avec ce qu’il appelle «une impuissance sexuelle irrationnelle», qu’aucune causalité organique ne détermine. Corrélativement, son couple est en pleine crise. Contre toute attente dans une telle urgence, les premiers mots qu’il m’adresse évoquent des événements remontant à plus de dix ans.
«J’ai vécu, il y a onze ans, une relation extrême avec une femme dont je me pensais fou amoureux. C’était une vraie passion physique, une osmose totale, d’autant plus addictive que l’acte sexuel était le seul moment où nous parvenions à communiquer. Elle, malgré sa jouissance visible, ne cessait de me dire que je ne la satisfaisais pas comme homme, mais sans jamais m’expliquer en quoi. L’énigme me rendait fou. J’ai fini par devenir impuissant avec elle. Elle m’a détruit et je crains que l’impuissance ne soit devenue irréversible.»
L’angoisse, palpable dans sa voix, révélait qu’il était confronté à l’insupportable même, pour un homme, dans la vie sexuelle: l’organe mâle, celui dont dépend la possibilité de l’acte, échappait à toute maîtrise. L’explication qu’il s’était forgée constituait, assurément, une première défense, puisqu’expliquer lui permettait de ne pas totalement subir, et de circonscrire son angoisse. Pourtant, quand cet homme concevait son impuissance comme une onde de choc de son infidélité d’antan et une destruction opérée par l’amante fatale, il savait bien que le dernier mot n’était pas dit. Non seulement l’énigme de son symptôme demeurait, mais il se trouvait sans solution concrète.
«Mystères de l’organe rebelle»
Il est probable que tout homme s’y affronte un jour, sous une forme crainte ou avérée, en termes de mouvements irrépressibles ou au contraire de puissance entravée.
La façon, singulière, qu’a chaque homme de s’y affronter tient d’abord à des facteurs subjectifs propres (son histoire, sa pensée, son désir…) mais aussi à l’empreinte de la culture, c’est-à-dire du discours commun, dans ses versants philosophique, scientifique et, notamment, moral. Si nous remontons brièvement aux sources de la pensée occidentale sur la sexualité, il paraît indéniable que le christianisme a instauré un nouveau mode d’appréhension par l’homme de son être sexuel.
C’est chez Saint Augustin, dans le célèbre livre IV de La Cité de Dieu, qu’apparaît ce concept, étonnant, de révolte des organes génitaux. Avant la Chute, écrit Augustin, le corps d'Adam répondait parfaitement aux desseins de l’âme. S’agissant de son sexe, il ne connaissait ni l'excitation involontaire, ni l’impuissance subie. Mais lorsqu’Adam entre dans le péché, par sa tentative de se soustraire à la volonté de Dieu et d'acquérir le libre arbitre, sa désobéissance se trouve alors frappée du châtiment correspondant. Adam perd la maîtrise de lui-même, de son corps, et plus particulièrement des parties sexuelles de ce corps. Le sexe désormais incontrôlé de l'homme, signe de sa captivité dans son corps, traduit très justement, selon Augustin, ce qu'Adam fut à l'égard de Dieu: un rebelle.
Romain Duris
La «malédiction dans le sexe»
De cette «malédiction dans le sexe» découle toute une série de conséquences, qui a marqué d’autant d’empreintes la manière, consciente comme inconsciente, qu’a l’homme de penser sa sexualité et de la traiter. Dans le texte de Saint Augustin déjà, se trouve promue une technique, radicale, de maîtrise de l’organe rebelle. Désolidarisant l’érection de la jouissance, cette technique prescrit l’acte sexuel, mais interdit l’orgasme (sauf aux fins expresses de la fécondité). En termes analytiques, nous pourrions dire que le passage de l’organe désobéissant à l’organe obéissant s’obtient dans une soumission à un idéal priapique (l’érection perpétuelle), qui est aussi une insoumission à la castration (au sens où l’homme refuserait toute forme de perte ou de faille, même momentanées, dans sa puissance sexuelle). Il en ressort l’opprobre jetée sur la jouissance, et du même mouvement sur la femme, qui incarne cette jouissance nocive à laquelle le sujet masculin doit renoncer.
Qu’en est-il de l’homme d’aujourd’hui, celui qui semble s’être libéré de la «malédiction dans le sexe»: qui semble consentir à la jouissance et à ses abandons; qui semble porter sur le féminin, y compris le féminin en lui, un regard apaisé; qui semble, enfin, ne plus inscrire son être sexuel dans les démêlés avec la morale prescrite (ce qui n’exclut nullement l’éthique propre)? À entendre ces hommes contemporains que sont mes patients, dans toute l’authenticité et les nuances de leur parole, les choses ne sont pas aussi simples. Dès lors que l’acte sexuel est à l’horizon, se profilent inévitablement, pour le sujet masculin, l’ombre de l’angoisse, de l’imposture, de la trahison, de l’impuissance; cette impuissance effrayante, qu’il traduit souvent en termes de maladie intime, ou de châtiment moral voire de destruction fatale venus de l’Autre.
La psychanalyse est fondamentalement porteuse, à cet égard, d’un immense soulagement, elle qui pose que tout symptôme comporte certes un versant de souffrance mais aussi un versant de défense salutaire, venant au secours du sujet. Un symptôme est toujours le messager d’un sens et le porteur d’un savoir, qui rendent le symptôme déchiffrable puis transformable.
La psychanalyse est porteuse d’un soulagement
Aussi ai-je cherché, avec le plus de tact possible, à emmener mon patient sur les voies de l’élucidation. Je lui ai demandé: «Quelles conséquences sur la relation a eu le fait que vous vous soyez trouvé empêché de faire l’amour?» J’ai bien pris soin de ne pas dire «le fait que vous soyez devenu impuissant». Il a répondu que cela avait été «le début de la fin». Je l’ai interrogé encore «Est-ce cette femme qui vous a quitté?» «Non, a-t-il répondu. Déjà fragilisé par son jeu bizarre, je me sentais tellement mal de ne plus pouvoir être son amant que j’ai été obligé de couper.» Alors je lui ai dit: «Il est certain que cette impuissance vous affecte et vous angoisse terriblement. Pour autant, n’est-ce pas ce qui a fait limite à une relation ravageante dont vous ne parveniez pas à vous séparer autrement?» Il a réfléchi et répondu: «Je me souviens de quelque chose que je ne m’expliquais pas. Le jour de la rupture, je lui ai fait l’amour sauvagement.»
Le versant de défense salutaire du symptôme est alors apparu à cet homme: son impuissance n’était ni une anomalie morbide sur laquelle il n’avait aucune prise, ni un châtiment ou une marque inéluctables, mais une formation de l’inconscient, venue le délivrer de la jouissance obscure de l’Autre (la femme au «jeu bizarre») et de la sienne («addictive», avait-il dit). Par l’annonce de la rupture, il a pu opposer à cette jouissance un «non», mis en mots et en acte; ce «non» n’ayant alors plus besoin du symptôme pour consister.
Impuissance mais aussi rougissement, pâleur, trouble d’un homme… Les mystères de l’organe, comme ceux du visage, du geste, du langage rebelles, révèlent, dans l’éclipse de la force, la beauté de la faille. Ils révèlent que c’est précisément au prix d’un certain consentement à la castration, c’est-à-dire à l’imperfection, à l’immaîtrisé, à l’imprévisible, que l’homme en est pleinement, magnifiquement, un. Créateur. Vivant.
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