L’histoire de Raya, qui a quitté son mari pour un pervers narcissique, nous donne l’opportunité de clarifier scientifiquement la notion de perversion. C’est un thème qui nécessite un long développement si l’on désire découvrir les causes inconscientes de la perversion, ainsi que les processus pervers qui se déploient dans la relation, aussi bien du côté du pervers que de sa victime.
«J’ai quitté mon mari pour un homme qui s’est révélé être un pervers narcissique. Je travaillais avec lui depuis des années. Il m’avait charmée et soutenue durant une crise conjugale, me poussant à le choisir après 20 ans de mariage. Notre début semblait idyllique, avec des projets et des voyages, mais très vite, je me suis rendu compte qu’il menait une double vie et n’avait pas l’intention de quitter sa compagne officielle. J’ai découvert qu’il avait plusieurs autres relations, ce qui m’a plongée dans une longue et douloureuse période de descente aux enfers, marquée par le chômage et une dépression. Sa duplicité s’étendait à son entourage, devant qui il jouait le rôle du séducteur parfait, alors qu’il se montrait froid, méprisant et cruel en privé, me blâmant systématiquement pour tout. J’ai finalement compris sa nature après de nombreuses recherches et avec l’aide d’un psy. Malgré plusieurs tentatives de m’éloigner, son emprise semblait inébranlable, jusqu’à ce qu’un abandon brutal dans un moment critique me pousse à couper les ponts définitivement. Cet épisode a dévasté ma vie personnelle et professionnelle, mais j’ai depuis retrouvé un travail et je suis entourée de personnes bienveillantes. À 46 ans, je dois reconstruire ma vie, un processus douloureux mais nécessaire pour échapper à ce cauchemar.»
Une précision pour commencer: par définition, tout pervers est narcissique puisqu’il ne peut aimer personne d’autre que lui-même. Il est imbu de son image, de son sentiment de supériorité. Il est le juge et l’arbitre du bien et du mal, du bon et du mauvais. Il renie toute morale ou toute loi en dehors de celles qu’il impose à autrui. C’est le Maître à qui tout le monde doit obéissance et soumission. Comme l’a constaté Raya à ses dépens, c’est un personnage froid, ne ressentant ni sympathie, encore moins de l’empathie. Il projette sur sa victime la haine et la dégradation qu’il porte en lui depuis l’enfance. Il est dans la pathologie de la jouissance: jouissance de la souffrance et de l’humiliation qu’il fait subir aux autres que ce soit sur le registre moral ou sexuel.
Deuxième précision d’importance: la perversion est tapie dans les profondeurs de chaque être humain. Elisabeth Roudinesco la désigne comme «la part obscure de nous-mêmes». Nul n’y échappe. Ce qui fait pourtant la différence entre un sujet «normal» et un pervers, c’est que, chez le premier, la perversion se niche dans ses fantasmes inconscients refoulés, alors que, chez le second, la perversion est consciente et s’exprime intentionnellement dans des actes visant à détruire psychologiquement et parfois physiquement sa victime.
Troisième précision tout aussi importante: le pervers peut se trouver partout, pas seulement dans le couple, mais aussi au travail, dans les lieux d’activités culturelles ou sportives et particulièrement au niveau des détenteurs du pouvoir, qu’il soit politique, économique ou autre, comme nous le montrent quotidiennement les personnages qui tiennent les Libanais en otages dans les divers domaines où ils sévissent en toute impunité, s’exhibant dans les médias sans contestation aucune, comme si cette pathologie était admise, normalisée.
Comment devient-on pervers?
Sigmund Freud avance l’idée que la perversion «fait partie intégrante de la constitution normale». Dans les premières étapes du développement psychosexuel de l’enfant, celui-ci traverse une phase que le psychanalyse qualifie de «perverse polymorphe», au sens où on y trouve toutes les formes de la perversion: sadisme, voyeurisme, exhibitionnisme, etc. À ce stade-là, cette étape n’a rien de pathologique.
Pour parvenir à une psycho-sexualité «normale», un sujet devra, par la suite, parcourir les phases orale, anale puis phallique durant laquelle apparaît et se dénoue, en principe, le complexe d’Œdipe. Il intériorise alors la loi morale, l’interdit de l’inceste et l’acceptation de la castration, conditions essentielles pour devenir membre à part entière de la communauté humaine. Le développement se poursuit avec le stade génital et l’accès progressif à une psycho-sexualité devenue adulte.
Le sujet pervers, lui, ne parvient ni à la résolution de la phase œdipienne ni au stade ultime, génital, qui englobe toutes les phases précédentes, visant un objet (i.e. une personne) unifié, total. Pour des raisons liées à son histoire subjective, son développement se trouve arrêté, fixé à un stade bien plus précoce. C’est ce qui fait dire à Freud que la perversion est une forme de satisfaction de type infantile. Dans ce cas et parce que les pulsions sexuelles perverses ne connaissent pas le refoulement comme dans la sexualité normale, cette fixation infantile échappe à l’éducation et à l’enculturation, c’est-à-dire à l’intériorisation de ce qui est permis et interdit par la morale, à l’acceptation des valeurs culturelles et sociales, à l’inscription dans l’univers symbolique du langage et de la loi, à l’inhibition des pulsions violentes et destructrices. Ainsi, le pervers n’est pas un être unifié, entier. Il avance, divisé, masqué. Il est le champion de la double vie, de la double pensée: d’un côté, il mène une vie en apparence respectable, il prône des idées édifiantes et, de l’autre, il dissimule des pratiques qui sont à l’opposé de ce qu’il cherche à montrer.
Quelles sont les différentes formes que peut revêtir la perversion?
Le sadisme, aussi bien sexuel que moral. Par l’exercice de la contrainte violente sur une victime qui en souffre et qui s’y soumet, le pervers en retire une immense jouissance. Le film Salò ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini en fournit un éclairage très impressionnant.
Le fétichisme. Voici un exemple tiré du film Le journal d’une femme de chambre réalisé par L. Buñuel: on y voit un employeur et Célestine, la domestique qu’il engage. Il lui demande de le laisser lui enfiler ses bottines. Le lendemain, il est retrouvé mort, avec, dans la bouche, une des bottines de Célestine. Buñuel nous suggère qu’il serait mort de trop de jouissance. La bottine est l’objet fétiche déclencheur du plaisir sexuel, un objet symbolisant un organe sexuel tronqué, le pervers ne pouvant pas jouir d’une relation avec une femme en tant qu’objet total.
Le voyeurisme et le masochisme, dont le film de Michael Haneke, La pianiste, nous offre une excellente illustration. C’est l’histoire d’une pianiste dont la sexualité repose sur le plaisir qu’elle obtient en épiant les autres, tantôt en fréquentant les peep-shows, tantôt en regardant les films pornos, tout en s’infligeant des blessures lui procurant, là encore, un plaisir masochiste. Sa rencontre avec un élève lui fournira l’occasion d’une relation de couple perverse.
L’exhibitionnisme, comme dans le film Basic Instinct de Paul Verhoeven. C’est la célèbre scène dans laquelle Sharon Stone est interrogée par le policier qui cache mal son trouble à la vue du sexe de Stone exhibé sans culotte, celle-ci jouissant de l’émoi qui s’empare de Michael Douglas et qui le conduit à poursuivre avec elle une relation sans cesse menaçante.
La pédophilie: regardez le film Les Chatouilles d’Andréa Bescond et d’Éric Métayer dans lequel, avec un grand courage, A. Bescond raconte les violences sexuelles pédophiles auxquelles elle a été soumise dès son jeune âge et son parcours difficile pour dépasser ses traumatismes.
Allons maintenant du côté de la victime, comme Raya, qui a mis vingt ans pour échapper aux violences de son mari. Certains peuvent se montrer étonnés de ce temps si long. C’est que cette relation est fort complexe: il n’est jamais facile de s’en dépêtrer rapidement.
Il faut vous figurer le pervers comme une sorte de vampire qui se nourrit de la soumission et des souffrances de sa victime. Parce qu’il est porteur d’une profonde angoisse et habité d’un sentiment de vide abyssal, il fond sur sa proie pour s’emplir de sa vie et de son énergie.
Pourquoi Raya a-t-elle mis autant de temps pour échapper à cet homme? C’est pour les mêmes raisons que nous avons évoquées dans le dernier article sur les violences conjugales subies par Nayla, avec notamment, l’apparition particulière du phénomène de l’inversion de la culpabilité: il est probable que Raya, tout comme Nayla, ait acquis la conviction qu’elle était elle-même responsable des conflits du couple, se pensant incapable de donner à son homme ce qui pourrait le satisfaire. Elle a pu se dire que, malgré les efforts qu’elle a voulu accomplir, elle n’a pu parvenir à sauver leur relation. Raya s’est-elle sentie investie d’une mission salvatrice, réparatrice du couple? Souvent, les victimes du pervers se persuadent que leur amour doit avoir une vertu régénératrice. Toujours est-il qu’elle a dû ainsi développer une image invalidante d’elle-même, un manque de confiance en elle et en ses capacités, un sentiment d’impuissance à changer quoi que ce soit à la relation. Ce sont là justement les objectifs recherchés par le pervers qui, mêlant séduction et domination, est parvenu à exercer son emprise. Traumatisée, Raya s’est probablement trouvée dans une dépendance totale, dans un isolement de son environnement familier, tout cela par conviction, rendue confuse dans ses idées et ses sentiments par les manipulations de son compagnon. C’est pour toutes ces raisons qu’elle a mis autant de temps à dénoncer ses agissements, à garder longtemps un silence honteux et coupable, à accepter l’idée que c’est lui le responsable de ses tourments.
Comment les victimes des pervers peuvent-elles être aidées?
Il faut savoir, avant tout, que la toute-puissance affichée du pervers n’est, en réalité, qu’une carapace qui sert à colmater une profonde vulnérabilité. En effet, la dépendance du pervers à l’autre est considérable, mais il est passé maître dans l’art de manier le discours afin de nier cette dépendance et de réussir même à montrer que c’est le contraire qui est vrai, c’est-à-dire à présenter sa victime comme étant celle qui demande la dépendance, que c’est elle qui a besoin de lui, qui fait appel à lui, qui recherche sa compagnie. Savoir cela aide à comprendre les mécanismes pervers et procure un certain courage à la victime afin qu’elle prenne conscience de ce qui se joue sur la scène conjugale. C’est pour cela qu’il ne faut jamais garder le silence, qu’il faut parler, raconter ce qui se passe à son entourage, aux amis, aux parents qui, par leur soutien, leurs encouragements, donneront à la victime la force de réagir. Le mieux serait évidemment de chercher conseil auprès de vrais professionnels qui, par leur écoute et leur expérience, sauront aider la victime à trouver en elle-même les ressources nécessaires à sa libération.
Il est également nécessaire de passer par une éducation qui apprend, à chacun, à attribuer de l’importance à ses éprouvés, à leur accorder de la valeur, de même qu’à ses pensées et aux signaux corporels ainsi qu’aux symptômes qui apparaissent (insomnie, cauchemars, perte de l’appétit, tristesse et isolement, entre autres). Dans nos milieux socioculturels, cet apprentissage, dès l’enfance, est non seulement souvent absent, mais c’est le contraire qui est inculqué à l’enfant qui, devenu adulte, demeure dans l’ignorance de ce qui fonde l’énergie même de son existence.
Enfin, une thérapie analytique est vivement recommandée pour mieux connaître les raisons inconscientes de cette addiction au pervers afin de ne pas retomber dans la répétition des choix malheureux.
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