Le pays des inégalités criantes
Il est d’usage, en ce début d’année, de faire des bilans de fortunes et d’infortunes dans la presse économique internationale. On ne va pas vous noyer de chiffres, ni provoquer chez vous une morne désolation, à ajouter à celles que vous avez déjà. Mais, en gros, au cours des dernières années, il y a eu beaucoup plus de milliardaires, qui sont devenus beaucoup plus milliardaires qu’avant. Les Bezos, Musk, et autres Bill Gates vont très bien, merci.
En même temps, près de 800 millions de personnes (soit 10% de la population) ne mangent pas à leur faim. Un chiffre en augmentation à cause des guerres, de l’inflation, de la mal-gouvernance, de la Covid, des sursauts climatiques. Une désolante dégradation, alors qu’on avait réalisé des progrès réels depuis la première décennie de développement des années 1960.
Mais des inégalités, on en a aussi chez nous et dans des proportions inédites. Inutile de chercher des chiffres, il n’y en a pas. Certains ressassent encore les statistiques onusiennes de 2021 ou 2022 avec leurs 80% de pauvres, jamais mises à jour.
Mais on va faire l’exercice «qualitatif» quand même, avec quelques vœux pieux pour alléger ces inégalités qui ont créé des catégories inédites de «nouveaux riches» et de «nouveaux pauvres». De sorte que les classes moyennes qui se sont formées depuis les années 1990 et jusqu’en 2019 ont été complètement chamboulées.
1. La première série d’inégalités, la plus évidente, se trouve entre les dollarisés et les autres, qui regroupent les fonctionnaires, plus quelques classes d’employés du privé, y compris ceux de plusieurs banques (ce serait alors malvenu de les harceler!) – autant de catégories pour qui les prix ont augmenté 52 fois depuis 2019 (en livres libanaises).
2. Corollaire: une inégalité entre, d’un côté, ceux qui ont profité de Sayrafa, des crédits bancaires bradés à bas prix, des spéculations sur la monnaie, des profits sur les subventions des produits et, de l’autre, leurs victimes respectives.
3. Puis entre les actifs et les retraités qui viennent de toucher leur indemnité de fin de service, ou ceux qui espéraient vivre de leurs économies bancaires plus ou moins bien fournies – et doivent se contenter de 150, 300, ou 400 dollars mensuels.
4. Puis entre ceux qui paient les impôts et autres tributs étatiques et les autres. Une inégalité qui va s’accroître avec les augmentations fiscales du budget 2024. Cette rengaine que tout le monde répète – «au lieu d’augmenter les impôts, il vaut mieux améliorer la perception de ceux qui existent déjà» – ne sert à rien. Encore moins la fronde plus explicite: «C’est connu, ce sera encore à la région Achrafieh-Batroun de casquer.» Il n’y a rien à faire, ça va continuer ainsi, tant que l’État a laissé tomber une grande partie du territoire.
5. Mais peut-être que l’inégalité la plus dangereuse est celle de l’éducation. On avait pourtant réussi à assurer, durant ces dernières décennies, aux moins nantis, un semblant d’ascenseur social. Celui qui est supposé leur permettre d’accéder à un étage supérieur à celui de leur parent. Mais avec les manifs, les grèves, la Covid, puis les grèves, puis la faillite financière, l’école publique s’est effilochée, les élèves n’ayant pu suivre qu’un tiers du cursus scolaire depuis 2019.

Si l’on ajoute l’Université libanaise, déjà en proie à une mainmise milicienne accrue, qui risque de sombrer à son tour pour les mêmes raisons, c’est la prochaine génération qui sera encore plus lésée que l’actuelle.
Que propose donc le pseudo-gouvernement face à ces inégalités? En réalité, il fait son possible pour les perpétuer toutes les fois qu’il en a l’occasion. Le budget 2024 en est un exemple récent, avec sa fiscalité qui ressemble fort à un racket organisé, mais sélectif, intentionnellement, selon les régions et la tendance.
Que peut-on alors faire pour réduire ces inégalités criantes qui ont scindé la société en deux strates opposées? Dollariser tous les revenus est une piste. Il ne s’agit pas d’éliminer la livre libanaise, comme le proposent certains économistes – les autorités n’en ont ni les moyens, ni la compétence, ni l’audace. Mais au moins gratifier les fonctionnaires qui le méritent et laisser partir les autres. C’est une solution radicale et presque impossible à mettre en place? Peut-être, mais au point où on en est après 4 ans de crise, toutes les solutions efficaces seront radicales.
Puis il va falloir que la BDL arrête un jour de sortir des circulaires uniformisées – une même taille pour tous – et les ventiler selon les besoins et les cas particuliers, en attendant des solutions financières globales qui traînent depuis quatre ans.
Et qu’on entame enfin cette indispensable besogne de valoriser les actifs de l’État qui roupillent ou qui sont pillés à tour de bras. Des trésors dont personne n’a encore tenté sérieusement de calculer la vraie valeur.
Considérons enfin cette image, toute symbolique, d’un Najib Mikati, l’homme le plus riche du pays selon Forbes (2,8 milliards de dollars en 2023, plus 400 millions en un an), conduit dans ses déplacements par le chauffeur du Sérail, un fonctionnaire de cinquième catégorie qui doit faire 200 dollars mensuels. Avec le premier, affalé sur la banquette arrière, en train de réfléchir, calculette à la main, sur comment taxer encore plus son chauffeur en ne lui fournissant rien en échange. Pas facile, mais il va y arriver l’Iznogoud de service.
Un cliché facile, peut-être, mais la tentation était trop grande pour le laisser passer.
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