Seiji Ozawa, un requiem qui embaume de vie
Seiji Ozawa, qui a dirigé sa symphonie de vie avec une passion dévorante jusqu’à son dernier soupir, laisse derrière lui un héritage musical marqué par l'audace, le génie et un profond engagement artistique. Retour, avec Éric Tanguy, dans les coulisses d'une de ses créations, magnifiée par l'interprétation magistrale de Mstislav Rostropovich, sous la direction éclairée de feu Seiji Ozawa. Nous rendons ainsi un hommage distingué à celui qui a véritablement mérité le titre de maestro.
«Les roses bleues embaument d’inquiétude; encore, les fleurs continueront à pousser même chez les habitants de la ville du silence.» Tel est l’idéal de la mort que sublime le poète Alain Tasso, un cimetière qui regorge de vie puisque les fleurs ne se lasseront jamais de rincer les yeux avides d’existence. Et l’on décèle ainsi la vie qu’enseigne la mort, avec toutes ses fragrances. Il est, en effet, de ces silences qui résonnent. Crépitant de vitalité, ils défient le glas et murmurent les réminiscences volatiles que la brume du temps ne saurait voiler. Ces papillons effleurent la rosée de l’âme de leur douceur évanescente, et dirigent, par le battement de leurs ailes, le requiem de ceux qui ne sont plus. Seiji Ozawa (1935-2024) s’en est allé, porté par ces mêmes ailes du temps, pour rejoindre l’Harmonie suprême, ces cieux immortels dans lesquels il dirigerait les valses de Johann Strauss II (1825-1899). Une fois de plus.

Raffinement artistique


Seiji Ozawa, l’un des rares maestros dignes de ce nom de la deuxième moitié du vingtième siècle, se démarquait par son approche novatrice et audacieuse, rejetant toutes les conventions stériles et rigides au profit d'une effervescence musicale authentique. Sa carrière a ainsi été marquée par une quête incessante du raffinement artistique. Sa capacité à fusionner la discipline technique avec une spontanéité vibrante a fait de lui un chef visionnaire, dévoué à libérer la puissance émotionnelle de la musique. Formé sous l’égide des légendaires Herbert von Karajan (1908-1989) et Leonard Bernstein (1918-1990), il a gravé son nom parmi les grands de son art. Tout au long d’une carrière de plus d’un demi-siècle, il a dirigé une kyrielle d’orchestres avant de rejoindre, en 1973, les pupitres de l'Orchestre symphonique de Boston. Il y a laissé une empreinte pérenne en tant que directeur musical pendant près de trois décennies. Seiji Ozawa a été salué pour sa passion, sa maestria et son engagement, qui ont fait de lui l'une des figures les plus respectées et influentes de l’univers de la musique d’art occidentale.

Fidèle vétéran


La scène musicale (dite) classique pleure la disparition d’un de ses fidèles vétérans qui rejoint ainsi son confrère, le violoncelliste virtuose, Mstislav Rostropovich (1927-2007). À la mémoire du chef japonais, le compositeur français Éric Tanguy partage, en exclusivité avec Ici Beyrouth, les coulisses de sa collaboration avec ces deux génies artistiques. «Rostropovich m'avait commandé un concerto pour violoncelle, que j'ai achevé en 2000. La création mondiale a eu lieu à Reims, en juillet 2001, avec l'Orchestre national d'Île-de-France, dirigé par Jacques Mercier», raconte-t-il. Or, quelques semaines avant cette représentation, Rostropovich était à Amsterdam pour un concert. Alors qu'il répétait la partie solo du concerto dans sa loge, il a attiré l'oreille attentive de Seiji Ozawa. Intrigué par la musique, ce dernier a immédiatement interrogé Rostropovich sur sa provenance: «C’est un concerto écrit par un jeune compositeur français», avait-il répondu. La réponse du violoncelliste russe a piqué la curiosité du chef d'orchestre japonais, qui a demandé à consulter la partition d'orchestre. «Seiji Ozawa a déclaré sur-le-champ qu'il la présenterait aux États-Unis l'année suivante», confie Éric Tanguy, tout en mettant en exergue le caractère fortuit de l'événement: «Si Ozawa était passé dix minutes plus tôt ou plus tard, il n'aurait jamais entendu le concerto et notre rencontre n'aurait jamais eu lieu».

Défenseur de la création



«La singularité remarquable d'Ozawa se manifeste par son expertise en tant qu’éminent chef d'orchestre du grand répertoire, ainsi que par sa curiosité constante à l'égard des créations des compositeurs de sa génération», précise l’artiste français. En effet, au fil des décennies, le chef japonais s'est distingué en ardent défenseur, voire ambassadeur, de la musique d’art occidentale en Asie. Il a particulièrement mis en lumière la musique de son compatriote, Toru Takemitsu (1930-1996), du suisse, Arthur Honegger (1892-1955), et le répertoire français avec des œuvres de Maurice Ravel (1875-1937) mais surtout Olivier Messiaen (1908-1992) et Henri Dutilleux (1916-2013).  «J'ai eu le privilège d'être l'un des tout derniers compositeurs vivants dont Ozawa a dirigé la musique», se félicite Éric Tanguy. La première rencontre autour de la partition du Concerto no2 pour violoncelle de ce dernier a eu lieu dans la loge de Seiji Ozawa à l'Opéra de Vienne: «À l'époque, j'étais jeune, âgé de 33 ans, et je me tenais face à un monument de la direction, se remémore le compositeur avec nostalgie. Il était le grand chef d'orchestre de l'époque, en tout cas le plus fascinant. J'ai ainsi partagé un moment avec un homme d’une extrême gentillesse et simplicité, extraordinairement professionnel, posant des questions précises.»
Création du Concerto pour violoncelle no. 2 d'Éric Tanguy avec Mstislav Rostropovich, Seiji Ozawa et l'Orchestre symphonique de Boston

Tournée d’adieu


Les premières représentations américaines de ce concerto se sont déroulées lors de trois concerts consécutifs, à Boston, les 4, 5 et 6 avril 2002, suivis par deux autres performances au prestigieux Carnegie Hall de New York. «Ozawa avait une clarté exceptionnelle dans sa direction, à laquelle s’ajoutaient une précision remarquable et une sensibilité particulière pour les phrases et les couleurs musicales. Nous approchions de la perfection: le génie du chef, le raffinement de la sonorité qu'il avait façonnée avec son orchestre au fil des années et cette relation fusionnelle, à la fois musicale et amicale, qu'il entretenait avec Rostropovich. Je me suis senti béni par un cadeau incroyable du ciel», raconte le compositeur, fièrement. Cette série de concerts revêtait une importance particulière, car elle faisait partie de la tournée d'adieu de Seiji Ozawa avec l'Orchestre symphonique de Boston. Son ultime prestation en tant que directeur musical de ce dernier a eu lieu le 14 juillet 2002. Le programme comprenait la Symphonie fantastique op. 14 d’Hector Berlioz (1803-1869), la Fantaisie pour piano, chœur et orchestre en do mineur, op. 80 (dite Fantaisie chorale) de Ludwig van Beethoven (1770-1827), ainsi que l'Alleluia de Randall Thompson (1899-1984) pour chœur a cappella.

Au service de l’œuvre


Seiji Ozawa incarne indubitablement l'essence même du dévouement pour son art, plaçant la musique au premier plan et s'appliquant à sonder les profondeurs de ce que la partition exprime et exige. Son engagement, voire son immersion, corps et âme, transparaît clairement dans ses interprétations. «Je lui voue une reconnaissance absolue pour avoir programmé et dirigé ma musique avec autant d’émotion, de respect et d’intensité. Ozawa représente un modèle à suivre pour les générations de chefs à venir, incarnant l'idée du respect absolu pour la musique que l'on place avant soi-même», conclut Éric Tanguy. Ainsi se referme le rideau de vie de ce grand maestro, laissant dans son sillage une harmonie qui ne cessera d’inspirer les musiciens, les artistes, les mélomanes et les poètes. Une partition d'émotions qui continuera d'effleurer délicatement le cœur et l’âme de ceux qui ont eu le privilège de goûter à la magie subtile de sa baguette.
Requiescat in pace, Maestro.
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