L’ère post-Hariri : un vide ou un trop-plein?
Il serait redoutablement dangereux d’analyser le vide que laisse Saad Hariri comme engageant le devenir de la communauté sunnite du Liban. Ce ne sont pas les sunnites qui sont en danger, c’est tout le Liban de 1920 surnommé « pays-message » par le pape Jean-Paul II. L’arrivée à Beyrouth de Mgr Paul Richard Gallagher, le numéro 3 du Vatican, démontre l’importance stratégique que la diplomatie du Saint-Siège accorde au Liban.

Écoutant Saad Hariri avouer, avec sincérité et franchise, ses erreurs et ses maladresses, on est demeuré songeur. Qu’est ce qui a pu pousser ce jeune homme dans un tel panier de crabes ? Au nom de quoi s’est-il évertué à vouloir affronter les griffes de redoutables fauves politiques avec l’angélique conviction que le patricien aux bonnes manières finit toujours par avoir raison de la férocité toute plébéienne de son ennemi.

On peut comprendre qu’il ait pu tomber dans le piège retors de la première table de dialogue, organisée en 2006 avec une mise en scène quasi hollywoodienne. L’adversaire, téléguidé par le félin persan, se répandit en embrassades rassurantes alors que, dans le même temps, il s’apprêtait à déclencher la guerre de juillet contre Israël dont les conséquences se font encore sentir au Liban. Saad Hariri et son camp politique récidivèrent de naïveté angélique en 2007 lors de l’occupation du centre-ville de Beyrouth, puis en 2008 à Doha et l’accord humiliant qui officialisa la tradition du tiers de blocage au nom de la mensongère harmonie du pacte contractuel intercommunautaire. Il alla chez l’assassin de son père à Damas en 2009 afin de consacrer la sérénité retrouvée des relations S-S (saoudo-syriennes), ce qui n’empêcha pas les agents de Damas de l’éjecter de ses fonctions de Premier ministre en 2011 au moment où il passait le perron de la Maison-Blanche. À l’époque, c’est le gendre de la République, Gebran Bassil, qui annonça que Hariri venait de recevoir un « one-way-ticket » l’empêchant de rentrer au Liban. Inutile d’insister sur la suite des événements. On rappellera simplement la première audience du procès de l’assassinat de son père par le Tribunal spécial pour le Liban. Saad Hariri se trouvait derrière le procureur général comme partie civile. À peine l’audience levée, il annonça publiquement sa détermination à vouloir former un gouvernement avec le Hezbollah, organisation dont étaient membres les accusés jugés à La Haye par contumace. Sans compter le funeste compromis présidentiel de 2016 et les élections de 2018 lorsque M. Hariri fraternisa ouvertement avec son tortionnaire.

Qu’est-ce qui peut amener un homme de cette envergure à ne pas retenir les leçons de ses propres bévues et à ne pas voir les intentions de l’adversaire ? Il ne fut pas le seul. Tous ses partenaires de l’ex-coalition du 14 Mars ont fait de même. Tous, sans exception, ont cru pouvoir récupérer le mouvement populaire de 2005 en rejouant, ad nauseam, la rengaine libanaise de la concorde, du pacte national qu’ils comprenaient sciemment comme partage de parcelles du pouvoir et de la chose publique. Chacun, au fond, visait uniquement les intérêts de son propre clan. Le courant du Futur, qu’on espérait voir évoluer en une plateforme nationale transcommunautaire, se vit progressivement coincé dans une étroite dimension sectaire et non-nationale. Saad Hariri et ses alliés de ladite coalition furent étroitement relégués, chacun, dans son petit réduit factieux et sectaire. La récente visite du chef de l’État à Dar el-Fatwa confirme une telle dérive et ne résout rien car le problème est ailleurs : il n’est pas communautaire.

Aujourd’hui que Saad Hariri a jeté l’éponge, le vide qu’il laisse est qualifié de « vide sunnite » par les chroniqueurs de tout bord. On se lamente sur le sunnisme libanais. On pleure les sunnites du Liban. On verse des larmes de crocodile sur le devenir de cette frange si importante du peuple libanais. On se trompe. En réalité, on voit se mettre en place un trop-plein de positions dont les larmes cachent mal une joie triomphante.


Il ne faut surtout pas réfléchir sur cette affaire selon une approche communautaire. C’est précisément ce que l’ennemi souhaite. Agir et réagir en fonction des rapports interconfessionnels.

Nul n’a encore compris que, de l’assassinat de Rafic Hariri au retrait de son fils Saad, ce ne sont pas les sunnites qui sont visés mais le Liban comme message. Ce n’est pas la communauté sunnite qui risque de sauter dans l’inconnu aujourd’hui mais c’est tout le Liban dont nous avons célébré le centenaire en 2020. Le vivre-ensemble du Liban n’est pas une simple coexistence par juxtaposition de groupes claniques. C’est tout à fait le contraire.

Si le Liban fut qualifié de message par le pape Jean-Paul II, le contenu de ce message s’appelle tout simplement « Déclaration d’Abu-Dhabi sur la Fraternité humaine », thème qui sera discuté dans quelques jours à l’Université de Kaslik lors d’un colloque spécialement organisé pour célébrer le 25ème anniversaire de l’Exhortation Apostolique pour le Liban. Mgr Paul Richard Gallagher, Secrétaire pour les relations avec les États de la secrétairerie d'État du Saint-Siège, arrive dans les prochaines heures afin de participer à ce colloque. Sa présence indique que, pour le Saint-Siège, le Liban-Message est un enjeu stratégique et géopolitique de premier ordre. Sa présence au Liban est loin d’être une visite pastorale. Elle concerne tout le Liban comme État de droit et non comme confédération de communautés religieuses.

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