L’ukase du tandem Amal-Hezbollah, autorisant le gouvernement libanais à se réunir en Conseil des ministres, fait voler en éclats la feuille de vigne des pouvoirs libanais : exécutif, législatif et judiciaire. La manœuvre, en apparence bienvenue, s’avère être une capitulation inconditionnelle de l’Exécutif. Dorénavant, il devient grotesque de continuer à parler d’une occupation iranienne du Liban par entité interposée. Ce qui vient de se passer est un pronunciamiento à peine déguisé.

À peine avait-il vu le jour que le gouvernement libanais de Najib Mikati fut littéralement frappé de paralysie générale, sous couvert du fameux consensus confessionnel (al mithaqiya) Le couple Hezbollah-Amal a, encore une fois, pratiqué le chantage du blocage institutionnel comme il le fait depuis 2006. Le tandem chiite posait comme condition rédhibitoire le dessaisissement du juge d’instruction Tarek Bitar du dossier explosif, redondance oblige, sur l’explosion du port de Beyrouth. Pourquoi ? Le Hezbollah, avait clairement fait comprendre, par force harangues, vociférations et menaces, comment l’enquête devait être menée et à quelles conclusions elle devrait aboutir. " Impondérables du destin ! " ; c’est ainsi que l’ancien ministre de la Santé, cadre du Hezbollah, avait qualifié l’apocalypse du 4 août 2020. C’est en fonction de cette hypothèse que le juge d’instruction doit remplir sa mission. Circulez, il n’y rien à voir. Ne touchez pas aux aspects politiques du crime d’État.

Torture et capitulation

C’est ainsi que, depuis le 12 octobre dernier, il fut impossible au gouvernement de se réunir en Conseil des ministres afin de prendre des mesures permettant, au moins, d’adopter le projet du budget 2022, étape indispensable pour négocier avec le Fonds monétaire international afin de sauver ce qui peut l’être de l’économie et des finances libanaises. Et puis, le 15 janvier dernier, le même tandem chiite se fend d’une déclaration " urbi et orbi " annonçant son autorisation solennelle à la tenue d’un Conseil des ministres selon un ordre du jour établi par lui-même. Le pays a respiré. Ouf ! une bouffée d’oxygène au milieu des émanations sulfureuses de l’enfer libanais. Petit détail croustillant: la rumeur dit que le projet de budget comporterait une clause accordant au ministre des finances (chiite) des pouvoirs discrétionnaires pour une période de deux ans, bien au-delà de ce qu’un portefeuille ministériel autorise. On espère que la rumeur est un fake news.

Faut-il remercier Hezbollah de tant de sollicitude ? Sûrement pas. Faut-il se réjouir ? Non, car un gouvernement est fait pour travailler conformément aux règles constitutionnelles. Faut-il pleurer ? Oui, car l’Exécutif libanais a accepté de capituler sans conditions. La torture a pour finalité d’obtenir les aveux de l’accusé et non la mort du supplicié. Il en est de même en politique. Le tortionnaire du Liban n’a fait que relâcher quelque peu son étreinte mortelle. La victime peut respirer et reprendre un peu d’énergie afin que le bourreau poursuive sa besogne. Le répit ne sera pas long. Par ce geste, le duo chiite engrange politiquement des gains substantiels qui n’ont pas échappé à l’observateur le plus naïf.

Bénéfices du chantage

Ainsi, le coup de grâce est donné au jeu institutionnel et à la séparation des pouvoirs. Que représente encore l’Exécutif au Liban ? Il n’est plus que la feuille de vigne qui cache fort mal la nudité honteuse d’un État réduit à une forme évanescente qui ne recouvre aucune substance réelle d’une quelconque puissance publique. La manœuvre vise tant le chef de l’État que le Premier ministre. Le message a été parfaitement compris par le chef du Courant patriotique libre, Gebran Bassil, l’allié et l’obligé du Hezbollah. Il s’est dépêché d’émettre quelques timides miaulements portant sur l’accord de Mar Mikhaël de sinistre mémoire, sans toutefois rompre son alliance stratégique avec les proxys libanais de l’Iran.

Déstabilisation du sunnisme libanais modéré 

Ceux qui ont compris encore mieux, ce sont les ténors de la communauté musulmane sunnite, à qui est dévolue le poste de Premier ministre. C’est ce qui explique les déclarations de Tammam Salam et de Saad Hariri, à peine rentré à Beyrouth, de ne pas se porter candidats au scrutin législatif du printemps. En clair, on ne voit pas très bien ce que fait Monsieur Mikati, personnalité sunnite, à son poste. En plus clair encore, le tandem chiite a réussi à déstabiliser en profondeur le rôle de l’Exécutif. Le sunnisme libanais s’en retrouve groggy ce qui ébranle les fondements même du Liban où, par la volonté de ses pères fondateurs, le pouvoir politique est un régulateur des conflits. Comme pierre angulaire de l’édifice institutionnel, c’est l’entente intercommunautaire qui joue le premier rôle aux côtés du contrat social. Michel Chiha était attaché aux communautés comme " corps intermédiaires ", qui ont sans doute permis d’amortir les chocs identitaires et auraient donc " enseigné au Liban la tolérance ". Aujourd’hui, toute cette vision se retrouve par terre. Une telle déstabilisation de l’Exécutif, et de la communauté sunnite, annonce des lendemains sombres, très sombres.

Occupation iranienne directe ou indirecte ? 

Certains hésitent encore à parler d’une occupation iranienne du Liban, fut-ce en invoquant la théorie controversée d’occupation par entité interposée (Hezbollah). Jusqu’à présent, un élément essentiel demeurait absent, à savoir la substitution de l’autorité directe de l’Iran, et donc du Hezbollah, à celle de l’État libanais. Aujourd’hui, de telles précautions spécieuses ont été balayées par le duo chiite qui contrôle exclusivement le Législatif, qui s’attaque frontalement au Judiciaire et qui vient de mettre knock-out l’Exécutif sans compter la très risquée déstabilisation de la communauté sunnite aux conséquences imprévisibles.

L’histoire retiendra-t-elle que l’équilibre du vivre-ensemble au " Liban-message " a été balayé par les Libanais affidés organiquement à l’Iran ? À ceux qui hésitent encore à ouvrir les yeux, il est bon de rappeler les déclarations de Hassan Nasrallah en personne. Le 25 juin 2016, il avait publiquement déclaré dans un discours que les missiles ainsi que tout le budget de fonctionnement du Hezbollah étaient assurés par l’Iran. De plus, le 14 août 2020, Nasrallah avait clairement avoué que, durant la guerre de juillet 2006, la général iranien Qassem Soleimani était physiquement présent dans le QG du Hezbollah et dirigeait les opérations.

C’est pourquoi la proposition du président de la République et du chef du CPL de vouloir ébaucher une stratégie de défense du Liban, en faisant profiter ce dernier de l’arsenal iranien du Hezbollah, ne peut qu’entraîner un sourire narquois.