Le malaise dans le sunnisme levantin remonte à une période bien antérieure à l’émergence du haririsme.
Sous la forme d’une certaine compensation, le phénomène sociopolitique qui a puisé sa vocation dans l’itinéraire et le martyre de Rafic Hariri, pour entamer ensuite une expérience plus longue et épineuse avec l’héritier de son nom, portait en lui la promesse d’une sortie de ce malaise ancestral.
Cela dit, durant les années 1990, du temps de l'occupation syrienne, Hariri père s’était obstiné à mettre en sourdine dans ses calculs les questions brûlantes relatives à la souveraineté du pays et à l’application des accords mutuels prévus dans les accords de Taëf. Il s’était réfugié dans une politique de l’apolitique, derrière un primat accordé à l’économique et aux plans de reconstruction. L’essor d’une nouvelle classe moyenne, notamment en milieu sunnite, fut ainsi consacré comme véritable pierre de touche de la politique haririenne, mais aussi et surtout de ses visées.
Puis dans un deuxième temps, et dans sa confrontation avec les officiers prosyriens qui avaient pris le pouvoir en automne 1998, avec l’avènement du mandat Lahoud, le haririsme se mit à se “re-politiser”, pour se rapprocher graduellement des milieux souverainistes chrétiens.
Cette re-politisation ne se complètera qu’après l’assassinat de Rafic Hariri.
En dépit de son manque d’expérience, son fils Saad, héritier de cette ligne politique, entama cette “souverainisation” du haririsme dans le cadre de la coalition du 14 Mars.
Il s’avéra néanmoins que la clarté de la réponse à la question du “que faire?” face au régime syrien ne pouvait inspirer une réponse plausible au “que faire?” face au principal adversaire de cette coalition, le Hezbollah.
La coalition resta donc prisonnière de ce labyrinthe.
D’une part, rien de tangible ne pouvait être fait pour affranchir le pays du projet hégémonique pro-iranien, et de l’autre, il était inimaginable de sombrer totalement dans l’apathie et d’avouer que rien ne pouvait effectivement être fait.
La coalition souverainiste était toutefois capable de remporter la majorité des sièges lors des élections législatives de juin 2009, une année après le coup de force du 7 mai 2008, qui avait révélé la fragilité du Courant du Futur. Or l’obstination de Saad Hariri à se voir nommé Premier ministre suite à ces élections finit par sonner le glas du 14 Mars. “Le Premier ministre de tous les Libanais” entama dans ce sens à partir de 2009 une véritable “dépolitisation” de son courant par le biais, à son tour, d’une mise en sourdine de la question du Hezbollah, faute de pouvoir la résoudre.
Cette dépolitisation précède donc d’une douzaine année la récente décision de Saad Hariri de suspendre l’activité politique de son courant et de se retirer de la scène politique. Cette mise en sourdine de la question du Hezbollah n’était pas sans évoquer celle de son père vis-à-vis de la question de la tutelle syrienne. Néanmoins, face à cette tutelle, le “que faire?” avait dès le départ une réponse concrète: œuvrer pour le retrait, ou à tout le moins pour le redéploiement, des forces syriennes conformément aux accords de Taëf. Or rien n’est aussi clair face au Hezbollah.
Depuis, Saad Hariri s’est retrouvé englouti dans une impasse structurelle, et son courant exposé tantôt à des moments de désintégration, tantôt de revitalisation. Le haririsme a fini par reproduire en lui-même des effets de malaise encore plus amers que les précédents.
En somme, le mouvement n’a pu tenir sa promesse de délivrer le sunnisme levantin de son malaise, se contentant de le prémunir des dérives conduisant à l’extrémisme et l’aventurisme. Mais ce va-et-vient entre l’assertion qu’ “on ne peut rien faire” face au Hezbollah et l’indignation devant l’incapacité de pouvoir agir en quelque sorte finira par faire de Saad Hariri un source de stabilisation du système, mais aussi en même temps l’acteur le plus faible au sein de ce dernier. D’où l’approfondissement du malaise avec la détérioration des relations entre M. Hariri et le pouvoir en place en Arabie saoudite. La confrontation en vint ainsi à prendre une tournure pour le moins étrange, l’Iran accordant un soutien sans réserve au Hezbollah, alors que les rapports entre Saad Hariri et les Saoudiens allaient de mal en pis.
Le malaise rebondit, partant, au point de s'instituer sous la forme d’une identité triste et en repli.
La décision prise par Saad Hariri de suspendre ses activités politiques, notamment électorales, à la veille d’échéances encore improbables, assume le malaise comme un état d’âme, voire comme une obsession existentielle. Comme un repère ardent et pathétique, mais qui opère dans une situation en mal de repères.
Ce retour au malaise sunnite est en mesure d’assurer au haririsme encore un prolongement de sa durée de vie, quoique sous une forme dépréciative et crispée.
C’est que le chagrin frénétique est en mesure de sauver son propagateur en politique, quoique par le biais d’une sortie de la politique, similaire au phénomène de “désactivation” des comptes dans le jargon des médias sociaux.
En bref, le haririsme désactive son compte pour sauver la face. À vrai dire, l’astuce tactique de Saad Hariri revient à inviter ses bases à identifier leur amertume à la débâcle de leur leader, par-delà les distances réelles et au détriment de tout face-à-face critique et intègre.
Il n’en demeure pas moins que le malaise haririen, qui représente à présent un degré élevé du malaise sunnite levantin durable, reflète aussi un malaise transcommunautaire.
Le malaise sunnite est bien réel, en dépit de son instrumentalisation ou de sa dramatisation par Saad Hariri, et au fond, c’est un malaise qui vise tous ceux qui tiennent à un pays à caractère présumément levantino-méditerranéen, cosmopolite, pluriel et foncièrement libre.
Historiquement, le sunnisme des villes côtières de l’Est méditerranéen s’était taillé une double image assez antinomique de soi dans l’ère de l’ottomanité tardive. Il s’identifiait à la “communauté hégémonique” – la religion du Padishah – d’une part, mais cultivait une assertion négative de soi comme une “non-communauté” par opposition à la galaxie des millets et des sectes, de l’autre.
La disparition de l’Empire ottoman fera éclater cette double image antinomique. Le sunnisme de la côte, héritant de l’expérience du vilayet de Beyrouth, ne pouvait plus s’agripper à la nostalgie morose de la communauté hégémonique révolue, mais il ne pouvait pas non plus rester à l’état de “non-communauté”.
Si le panarabisme offrait encore à ce sunnisme un substitut à sa double identité ottomane comme partie prenante tardive à la communauté hégémonique, celle "du prince", et comme non-communauté – une non-”taïfa” – l’éclipse de ce nationalisme, sa déconfiture avec le Baas, l’axialité de l’Arabie saoudite dès les années 70, la révolution iranienne et ses conséquences – soit un ensemble de conjonctures et de tournants – allaient pousser les musulmans sunnites à tourner aussi la page de la recherche des deux images d’identification d’antan, comme communauté hégémonique et “majoritaire” et comme non-communauté par souci de différence vis-à-vis des groupes sectaires.
Les Hariri fondaient ainsi leur projet d’unification politique du sunnisme libanais en revendiquant simultanément une formation hybride ou multi-communautaire, ce qui n’était pas sans créer une tension avec les milieux chrétiens, pour lesquels la part de députés chrétiens acquise par les formations politiques à dominante musulmane, quel que soit leur degré de modération, constituait une atteinte à la bonne représentation des chrétiens et une distorsion faite au sens même du pluralisme.
La retombée dans le malaise signifie aussi que les sunnites ne peuvent en rester là. Le haririsme ayant effectué une fusion entre la tâche de l’unification politique de la communauté et celle de la constitution d’un courant multicommunautaire repose en fin de compte sur une antinomie. Rien n’illustre mieux cette antinomie que ses tergiversations sur la question du statut personnel. C’est que le haririsme n’a su posséder que très vaguement la force de décider, de trancher et de prendre des risques. Il partait même du pari contraire, celui d’éluder autant que possible les instants décisifs et décisionnels, les batailles, et par la même occasion les bons choix.
Formellement du moins, l’annonce de la suspension par Saad Hariri de toute activité politique paraît en quelque sorte comme étant un acte de prise de décision quasi orphelin au sein de cette expérience politique. Elle demeure néanmoins une prise de décision manquée. Après les deux expériences de mise en sourdine de la tutelle syrienne puis de la question du Hezbollah, voici donc venu le temps de la mise entre sourdine de soi. Ou, pour le dire en d’autres termes, de l’investissement dans le malaise.
Lire aussi : L’éditorial- L’après-Hariri, ou le nécessaire retour aux fondamentaux
Sous la forme d’une certaine compensation, le phénomène sociopolitique qui a puisé sa vocation dans l’itinéraire et le martyre de Rafic Hariri, pour entamer ensuite une expérience plus longue et épineuse avec l’héritier de son nom, portait en lui la promesse d’une sortie de ce malaise ancestral.
Cela dit, durant les années 1990, du temps de l'occupation syrienne, Hariri père s’était obstiné à mettre en sourdine dans ses calculs les questions brûlantes relatives à la souveraineté du pays et à l’application des accords mutuels prévus dans les accords de Taëf. Il s’était réfugié dans une politique de l’apolitique, derrière un primat accordé à l’économique et aux plans de reconstruction. L’essor d’une nouvelle classe moyenne, notamment en milieu sunnite, fut ainsi consacré comme véritable pierre de touche de la politique haririenne, mais aussi et surtout de ses visées.
Puis dans un deuxième temps, et dans sa confrontation avec les officiers prosyriens qui avaient pris le pouvoir en automne 1998, avec l’avènement du mandat Lahoud, le haririsme se mit à se “re-politiser”, pour se rapprocher graduellement des milieux souverainistes chrétiens.
Cette re-politisation ne se complètera qu’après l’assassinat de Rafic Hariri.
En dépit de son manque d’expérience, son fils Saad, héritier de cette ligne politique, entama cette “souverainisation” du haririsme dans le cadre de la coalition du 14 Mars.
Il s’avéra néanmoins que la clarté de la réponse à la question du “que faire?” face au régime syrien ne pouvait inspirer une réponse plausible au “que faire?” face au principal adversaire de cette coalition, le Hezbollah.
La coalition resta donc prisonnière de ce labyrinthe.
D’une part, rien de tangible ne pouvait être fait pour affranchir le pays du projet hégémonique pro-iranien, et de l’autre, il était inimaginable de sombrer totalement dans l’apathie et d’avouer que rien ne pouvait effectivement être fait.
La coalition souverainiste était toutefois capable de remporter la majorité des sièges lors des élections législatives de juin 2009, une année après le coup de force du 7 mai 2008, qui avait révélé la fragilité du Courant du Futur. Or l’obstination de Saad Hariri à se voir nommé Premier ministre suite à ces élections finit par sonner le glas du 14 Mars. “Le Premier ministre de tous les Libanais” entama dans ce sens à partir de 2009 une véritable “dépolitisation” de son courant par le biais, à son tour, d’une mise en sourdine de la question du Hezbollah, faute de pouvoir la résoudre.
Cette dépolitisation précède donc d’une douzaine année la récente décision de Saad Hariri de suspendre l’activité politique de son courant et de se retirer de la scène politique. Cette mise en sourdine de la question du Hezbollah n’était pas sans évoquer celle de son père vis-à-vis de la question de la tutelle syrienne. Néanmoins, face à cette tutelle, le “que faire?” avait dès le départ une réponse concrète: œuvrer pour le retrait, ou à tout le moins pour le redéploiement, des forces syriennes conformément aux accords de Taëf. Or rien n’est aussi clair face au Hezbollah.
Depuis, Saad Hariri s’est retrouvé englouti dans une impasse structurelle, et son courant exposé tantôt à des moments de désintégration, tantôt de revitalisation. Le haririsme a fini par reproduire en lui-même des effets de malaise encore plus amers que les précédents.
En somme, le mouvement n’a pu tenir sa promesse de délivrer le sunnisme levantin de son malaise, se contentant de le prémunir des dérives conduisant à l’extrémisme et l’aventurisme. Mais ce va-et-vient entre l’assertion qu’ “on ne peut rien faire” face au Hezbollah et l’indignation devant l’incapacité de pouvoir agir en quelque sorte finira par faire de Saad Hariri un source de stabilisation du système, mais aussi en même temps l’acteur le plus faible au sein de ce dernier. D’où l’approfondissement du malaise avec la détérioration des relations entre M. Hariri et le pouvoir en place en Arabie saoudite. La confrontation en vint ainsi à prendre une tournure pour le moins étrange, l’Iran accordant un soutien sans réserve au Hezbollah, alors que les rapports entre Saad Hariri et les Saoudiens allaient de mal en pis.
Le malaise rebondit, partant, au point de s'instituer sous la forme d’une identité triste et en repli.
La décision prise par Saad Hariri de suspendre ses activités politiques, notamment électorales, à la veille d’échéances encore improbables, assume le malaise comme un état d’âme, voire comme une obsession existentielle. Comme un repère ardent et pathétique, mais qui opère dans une situation en mal de repères.
Ce retour au malaise sunnite est en mesure d’assurer au haririsme encore un prolongement de sa durée de vie, quoique sous une forme dépréciative et crispée.
C’est que le chagrin frénétique est en mesure de sauver son propagateur en politique, quoique par le biais d’une sortie de la politique, similaire au phénomène de “désactivation” des comptes dans le jargon des médias sociaux.
En bref, le haririsme désactive son compte pour sauver la face. À vrai dire, l’astuce tactique de Saad Hariri revient à inviter ses bases à identifier leur amertume à la débâcle de leur leader, par-delà les distances réelles et au détriment de tout face-à-face critique et intègre.
Il n’en demeure pas moins que le malaise haririen, qui représente à présent un degré élevé du malaise sunnite levantin durable, reflète aussi un malaise transcommunautaire.
Le malaise sunnite est bien réel, en dépit de son instrumentalisation ou de sa dramatisation par Saad Hariri, et au fond, c’est un malaise qui vise tous ceux qui tiennent à un pays à caractère présumément levantino-méditerranéen, cosmopolite, pluriel et foncièrement libre.
Historiquement, le sunnisme des villes côtières de l’Est méditerranéen s’était taillé une double image assez antinomique de soi dans l’ère de l’ottomanité tardive. Il s’identifiait à la “communauté hégémonique” – la religion du Padishah – d’une part, mais cultivait une assertion négative de soi comme une “non-communauté” par opposition à la galaxie des millets et des sectes, de l’autre.
La disparition de l’Empire ottoman fera éclater cette double image antinomique. Le sunnisme de la côte, héritant de l’expérience du vilayet de Beyrouth, ne pouvait plus s’agripper à la nostalgie morose de la communauté hégémonique révolue, mais il ne pouvait pas non plus rester à l’état de “non-communauté”.
Si le panarabisme offrait encore à ce sunnisme un substitut à sa double identité ottomane comme partie prenante tardive à la communauté hégémonique, celle "du prince", et comme non-communauté – une non-”taïfa” – l’éclipse de ce nationalisme, sa déconfiture avec le Baas, l’axialité de l’Arabie saoudite dès les années 70, la révolution iranienne et ses conséquences – soit un ensemble de conjonctures et de tournants – allaient pousser les musulmans sunnites à tourner aussi la page de la recherche des deux images d’identification d’antan, comme communauté hégémonique et “majoritaire” et comme non-communauté par souci de différence vis-à-vis des groupes sectaires.
Les Hariri fondaient ainsi leur projet d’unification politique du sunnisme libanais en revendiquant simultanément une formation hybride ou multi-communautaire, ce qui n’était pas sans créer une tension avec les milieux chrétiens, pour lesquels la part de députés chrétiens acquise par les formations politiques à dominante musulmane, quel que soit leur degré de modération, constituait une atteinte à la bonne représentation des chrétiens et une distorsion faite au sens même du pluralisme.
La retombée dans le malaise signifie aussi que les sunnites ne peuvent en rester là. Le haririsme ayant effectué une fusion entre la tâche de l’unification politique de la communauté et celle de la constitution d’un courant multicommunautaire repose en fin de compte sur une antinomie. Rien n’illustre mieux cette antinomie que ses tergiversations sur la question du statut personnel. C’est que le haririsme n’a su posséder que très vaguement la force de décider, de trancher et de prendre des risques. Il partait même du pari contraire, celui d’éluder autant que possible les instants décisifs et décisionnels, les batailles, et par la même occasion les bons choix.
Formellement du moins, l’annonce de la suspension par Saad Hariri de toute activité politique paraît en quelque sorte comme étant un acte de prise de décision quasi orphelin au sein de cette expérience politique. Elle demeure néanmoins une prise de décision manquée. Après les deux expériences de mise en sourdine de la tutelle syrienne puis de la question du Hezbollah, voici donc venu le temps de la mise entre sourdine de soi. Ou, pour le dire en d’autres termes, de l’investissement dans le malaise.
Lire aussi : L’éditorial- L’après-Hariri, ou le nécessaire retour aux fondamentaux
Lire aussi
Commentaires