Beaucoup d’encre a coulé depuis que l’ancien Premier ministre Saad Hariri a pris la décision de se retirer de la vie politique libanaise et de suspendre les activités de son parti, le courant du Futur. Les analyses vont bon train sur les motifs qui ont poussé M. Hariri à quitter l’arène au terme de près de dix-sept ans de responsabilités au plus haut niveau.

Cependant, il faudrait tenter de s’élever quelque peu au-delà de l’événement lui-même et remettre cette décision dans un contexte beaucoup plus vaste, macropolitique.

Il ne suffit pas de comparer Saad Hariri à son père Rafic, qui était un homme d’une envergure extraordinaire sur la scène libanaise, quels que soient les griefs que l’on puisse avoir vis-à-vis de son approche et de sa gestion de la chose politique, surtout sur le plan économique et financier. Il convient aussi de comprendre les conditions dans lesquelles l’étoile de Rafic Hariri a atteint son zénith et les raisons pour lesquelles il a été assassiné, dans une perspective politico-historique. Ce n’est qu’à la lumière du parcours du père qu’il est possible de saisir ce qui a poussé fondamentalement son fils à opter in fine pour un retrait de scène.

Au sortir de la guerre, Rafic Hariri avait réussi à s’imposer en deux décennies dans une région prise entre le marteau de la tyrannie des régimes militaires pseudo-laïcs, et l’enclume d’un islamisme radical et terroriste en pleine ascension fulgurante. Pourtant, il représentait un modèle tout à fait différent de ces deux dynamiques, en l’occurrence celui du dirigeant libéral, moderne, modéré, pacifiste.

Combinés à sa stature politique et financière, ces éléments avaient fait de lui un protagoniste de premier plan et un interlocuteur privilégié, unique et apprécié dans le monde entier, de Washington à Moscou.

Sa personnalité complexe, singulière, ouverte, l’avait par ailleurs conduit à apprécier les vertus de la culture de la paix, et toutes les possibilités qu’elle pouvait offrir à un pays en matière de développement et d’essor. Au fil de son ascension sociale, l’homme avait en effet eu la possibilité d’apprécier les effets de cette paix durable dans les contrées les plus stables et les plus avancées de la planète. Le Liban, plongé dans les méandres des combats et de la destruction, après avoir été un havre de culture et de développement, méritait bien autre chose que cette culture de mort.

Après la désintégration du pays du Cèdre, il fallait préparer l’avenir, oser la reconstruction. Cette tension entre passé rutilant, présent moribond et avenir potentiel avait fait naître en lui un rêve mû par une exigence de paix : intérieure, d’abord, pour en finir avec la guerre civile et permettre une résurrection économique et financière du Liban, dans la perspective, ensuite, d’une paix régionale, qui se préparait à l’époque entre Madrid et Oslo.

La reconstruction du centre-ville, envisagé comme un espace de rencontre, un creuset de renouveau et de vivre-ensemble, devait être, pour ce projet, ce que Sainte-Sophie était pour Byzance.

La première dynamique, interne, se heurtera aux résistances du régime syrien, de l’Iran et de leurs comparses locaux, incapables d’accepter la conséquence naturelle du projet haririen, aussi bien au plan libanais que, par extension, syrien : la progression inéluctable de l’espace de modernité et de liberté sous la chape de plomb.

La seconde, externe, volera en éclats avec l’assassinat d’Yitzhak Rabin, le 4 novembre 1995, par un extrémiste israélien, Yigal Amir, ouvrant la voie à une montée progressive aux extrêmes dans la région, dont les protagonistes seront désormais Ben Laden, Khameneï, Netanyahu et consorts, aux dépens de la modération.

C’est dans le contexte d’une paix inaccessible de son vivant que Rafic Hariri a été mis à mort le 14 février 2005, parce qu’il était la mauvaise conscience d’un système universel de l’extrémisme, parce qu’il proposait une alternative au chaos.

Mais si le rêve fou de Rafic Hariri a aussi été envisageable, c’est aussi parce que la conjoncture régionale le lui permettait. Lors de l’ascension de Rafic Hariri, les pays du Golfe, et surtout toute une génération de dirigeants saoudiens familiers du Liban, continuaient de voir dans ce pays en général, et dans Beyrouth en particulier, une Ville-Monde où le mélange entre pluralisme et liberté, rendu possible par le tissu socio-culturel diversifié et cosmopolite, ouvrait la voie à une infinité de possibilités.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le Liban n’assume plus la même fonction pour le Golfe – pas plus que pour lui-même d’ailleurs, hezbollahisation et excès de la caste politico-mafieuse, qui se trouve sous l’ombrelle du parti “divin”, obligent.

Dans la pratique, les princes héritiers saoudiens, Mohammad ben Salmane, et émirati, Mohammad ben Zayed, ont repris en quelque sorte l’essence culturelle du projet de Rafic Hariri et l’ont mis en application chez eux: urbanisation jusque dans la démesure, cosmopolitisme, ouverture culturelle sur le monde, et paix avec l’ennemi d’antan – à l’heure où le Liban, sous occupation iranienne, se meurt.

En ce sens, le retrait de Saad Hariri n’est pas uniquement lié à sa série de compromis vis-à-vis de l’Iran au cours des dernières années, ou à l’effondrement du pays et à la révolution du 17 octobre. Il est surtout le résultat d’un changement profond dans la perception du Golfe vis-à-vis du rôle du Liban, et, partant, du rapport politique et culturel symbolique qui lie les deux espaces. Qui plus est à l’heure où le projet mortifère des Pasdaran, dont le point de départ a justement été l’assassinat de Rafic Hariri, a englouti toute la région. Et c’est précisément dans ce contexte global trouble et impossible que Saad Hariri a pris le gouvernail, avec les résultats que nous connaissons, et dont il a lui-même tiré les conséquences dans son discours d’adieu.

Si elles restent essentielles, les exigences de paix, d’ouverture et de modernité culturelle ne sont plus des caractéristiques suffisantes pour offrir à elles seules une plus-value à Beyrouth, Saad Hariri, ou la communauté sunnite aux yeux de qui que ce soit, Golfe ou autre. Par contre, leurs corollaires nécessaires, en l’occurrence l’incontournable culture démocratique et l’impératif de la liberté, si. Peu de pays de la région peuvent en effet s’aventurer sur ce terrain.

Toute la bataille à mener est là, pour la restauration des traditions démocratiques du Liban, de sa souveraineté/neutralité et de sa liberté. En bref, les éléments garants du retour du pays à sa libanité. Du reste, il ne s’agit pas pour le Liban de faire figure de fonction pour qui que ce soit. Il doit désormais exister en-soi, mais aussi en phase avec un environnement arabe dont il aurait regagné l’estime, après avoir retrouvé de son lustre et de sa valeur en recouvrant son âme. La mainmise iranienne sur le pays ne saurait être éternelle, accord avec les États-Unis sur le dossier nucléaire ou pas. Un nouveau monde, y compris dans la région, est en gestation, et sortira de tous ces décombres. Il faudra bien que quelqu’un, au-delà de toutes les mesquineries et petites zizanies internes, porte le projet libanais dans cette nouvelle étape à venir.

Loin de se laisser abattre ou de capituler, l’effort à mener pour toutes les formations politiques, y compris celle de Saad Hariri, tous les groupes communautaires, sunnites inclus – et tout un chacun en fait – est plus que jamais celui d’un renouveau démocratique ontologique et d’une lutte fervente pour reconquérir les cimes de la liberté, loin des relents nauséabonds asphyxiants de la Milice, de ses mafias et de ses maîtres.

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