Le retrait de Saad Hariri de la scène politique implique un certain nombre d’observations fondamentales et incontournables.

Il faudra longtemps avant que les caractéristiques de la période post-haririenne apparaissent au grand jour au Liban. Le style développé et la voie minutieusement tracée par le Premier ministre-martyr Rafic Hariri, et repris après son assassinat par son fils Saad en 2005, sont à présent menacés de disparition après la position retentissante et inédite prise par Saad Hariri concernant son retrait de la vie politique et de la course électorale dans le cadre des prochaines législatives prévues au printemps prochain, ainsi que la suspension de toutes les activités de son courant politique, le courant du Futur.

Rafic Hariri avait minutieusement tissé un réseau de relations locales, régionales et internationales, qui ont conduit à une expansion progressive de son rôle bien au-delà des frontières libanaises, au point d’atteindre une envergure mondiale. Ses fonctions dépassaient souvent le cadre traditionnel de son poste de président du Conseil libanais, et c’est probablement cette dimension et ce rôle impressionnant joué par Hariri qui ont été à l’origine de son assassinat, dans le but de l’écarter définitivement de la scène libanaise et arabe.

Ces politiques économiques, financières et monétaires ont fait l’objet de critiques continues de la part de nombreuses parties libanaises, dont certaines, structurelles, avaient mis en garde à juste titre contre la crise qui s’est effectivement produite au Liban. Cependant, le haririsme s’est également caractérisé par des aspects positifs liés à la restauration du pays, sa reconstruction et la réalisation de taux de croissance élevés après les années de la guerre civile, qui avaient détruit tous les services publics et privés, les installations et l’infrastructure. Mais tout cela s’est fait à des coûts élevés, en raison du cycle de corruption qui s’est mis en place sur les rives du système sectaire et communautaire, basé sur l’odieux partage du gâteau en quote-parts.

L’assassinat de Rafic Hariri a provoqué un grand déséquilibre dans les rapports de force intérieurs, mais son fils Saad a réussi à reprendre les choses en mains, appuyé par un certain nombre de forces politiques qui se sont par la suite organisées dans le cadre de l’alliance dite du 14 Mars. Il est vrai que ce déséquilibre a considérablement augmenté après l’assaut contre Beyrouth et la tentative d’invasion ratée de la Montagne, les 7 et 8 mai 2008. Cependant, des équilibres sont restés en place dans certaines limites, préservant un peu de cette réalité libanaise fondée sur un champ vaste de libertés publiques, comme la liberté d’expression et de presse, aujourd’hui menacées à leur tour du fait des poursuites idiotes qui visent certains journalistes et activistes.

Le fait que Saad Hariri s’éclipse aujourd’hui de la scène politique implique un certain nombre d’observations fondamentales et incontournables. D’abord, cette décision va créer un déséquilibre supplémentaire dans les rapports de force. La mainmise régionale sur le Liban par le biais du “front du refus” (moumanaa), comme ce camp aime se présenter, a atteint des sommets inégalés et s’est répandue à la plupart des centre vitaux de la vie nationale libanaise, de la politique à la défense, en passant par la sécurité, l’économie et le social.

La construction systématique de ce qu’il est possible de qualifier de “société parallèle” avec ses associations, ses instances et ses services, a atteint une étape avancée et contribue pratiquement à enraciner la rupture déjà opérée sur la scène locale, la poussant vers des niveaux dangereux, à même de mettre en péril la formule libanaise précaire et de la soumettre à davantage de secousses. D’autant que ce projet de “société parallèle” frappe de plein fouet les fondements même de cette formule, fondée sur le consociativisme, le pluralisme et la diversité.

Si l’absence de Saad Hariri de la scène politique libanaise consacre le sentiment de désenchantement sunnite – l’ihbat, comme on a pris le pli de l’appeler au cours des dernières années –, ce n’est pas sans renforcer les déséquilibres au plan national général. Dans un système politique fondé essentiellement sur les communautés et leur participation au pouvoir, il n’y a aucun doute sur le fait qu’une démarche de cette ampleur laissera des retombées politiques énormes.

Le système libanais a toujours été confessionnel et sectaire, ce qui n’a pas été sans contribuer à nourrir et approfondir les différences entre les Libanais. C’est pourquoi ce système a toujours été et reste l’objet de critiques justifiées de la part de forces civiles et de personnalités libres, qui refusent toute ségrégation sectaire et ne soutiennent pas le fait que la communauté soit leur médiateur avec l’État auquel elles aspirent.

Cependant, il paraît nécessaire d’attirer l’attention sur le fait qu’il existe de nouveaux usages et coutumes créés par ledit “front du refus” et ses corollaires, sous le label principal du “consensualisme” (mithaqiya), utilisé comme rempart par les communautés dès lors qu’elles pressentent une décision qui ne va pas de pair avec leurs intérêts partiels et privés.

La possession de ce pouvoir, de cette capacité de blocage, s’est transformée en meurtre de la Constitution, des institutions et des services publics. Elle a fait de l’ensemble du processus politique l’otage des caprices et des intérêts de certains partis, qui le paralysent et le dynamisent à leur gré, sans considération aucune pour l’intérêt national supérieur du pays ou l’impasse économique et sociale inédite dans laquelle le Liban se trouve depuis deux ans.

Le “front du refus” a bloqué le gouvernement durant trois mois (des neuf mois qui se sont écoulés depuis la formation du cabinet), puis s’est soudainement rétracté. Pourquoi a-t-il décidé de paralyser l’action du gouvernement et pourquoi a-t-il changé d’avis? Personne n’en connaît la réponse.

Les défauts croissants du système politique libanais, exacerbés par les performances mauvaises et répréhensibles de certaines forces, font du fonctionnement normal du processus politique rien moins qu’un exploit. Le fait que le gouvernement se réunisse devient un exploit. Le fait que les institutions constitutionnelles fonctionnent est un exploit. Ce qui va de soi dans les démocraties est un exploit au sein de nos démocraties fragiles, paralysées et dont les décisions sont confisquées.

À présent, la situation deviendra encore plus sombre. Une lecture réaliste du cours des événements et des expériences contemporaines le confirme…