Rien n’est vraiment blanc ou noir dans toute dynamique politique, notamment lorsque l’on est confronté au cynique et imprévisible «jeu des nations» qui peut, souvent, dépasser tout entendement, surtout si les services de renseignements des parties antagonistes s’en mêlent! Car la raison d’État a parfois des raisons que la raison ne connaît pas… Cela est généralement le cas dans des situations de non-belligérance, en l’absence de conflit armé généralisé. En revanche, en période de guerre totale ou de crise véritablement existentielle, une lecture manichéenne d’une situation donnée devient incontournable. Il ne saurait être alors question de position médiane, d’une attitude qui évolue dans une «zone grise». En pleine crise existentielle, il faut choisir son camp, particulièrement lorsqu’il s’agit d’opter entre deux projets de société, très explicites, aux antipodes l’un de l’autre.
Cela s’applique, dans le cas du Liban, à la situation qui prévaut depuis de nombreuses années au sein de la communauté chiite, pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres. C’est ce qui ressort, par extrapolation, de l’importante série de quatre documentaires réalisés par notre collègue Maxime Pluvinet, postés sur Ici Beyrouth et consacrés à quatre associations chiites, non partisanes, qui œuvrent depuis fort longtemps, avec assiduité et professionnalisme, dans les domaines éducatif, social et du développement de l’Homme*.
Ces quatre documentaires mettent en relief une réalité dont la portée macro-politique et sociétale est de la plus haute importance aussi bien pour l’ensemble des Libanais que pour l’avenir même du pays du Cèdre, en termes de système politique. Ils reflètent, en effet, par ricochet, une dichotomie chiite entre deux visions de l’action politique et publique foncièrement divergentes: d’une part, celle du Hezbollah qui tient en permanence un discours belliqueux et conflictuel, prônant l’édification d’une société guerrière, sans horizons, sans objectifs réellement réalisables, et entretenant dans cette optique une «culture du martyre et de la mort», sans se soucier outre mesure des retombées d’une telle posture sur les conditions de vie de la population; en contrepartie, la seconde vision est perceptible dans les quatre documentaires de Maxime Pluvinet, qui reflètent, à l’unisson, une rhétorique prônant l’ouverture sur l’Autre, le respect du droit à la différence, l’attachement à des valeurs morales et humanistes, et surtout l’appartenance citoyenne à l’entité libanaise, comme priorité qui prévaut sur toute autre considération d’ordre régional.
Fait significatif: un tel discours rassembleur ne s’est pas cantonné à des envolées lyriques sans lendemains, comme c’est souvent le cas en Orient. Il s’est traduit, bien au contraire, par des actions concrètes de longue haleine dans de vastes domaines éducatif et social, entretenues jusqu’à nos jours. Ces actions sont menées par les quatre associations non partisanes en question, lancées il y a plusieurs décennies – pour trois d’entre elles en pleine guerre – par de hautes autorités religieuses et pôles d’influence de grandes familles chiites, en l’occurrence l’imam Moussa Sadr, l’imam Mohammed Mehdi Chamseddine, l’ayatollah Mohammed Hussein Fadlallah et la famille Beydoun.
L’action citoyenne de ces derniers et leur positionnement libaniste n’excluaient pas, dans le même temps, leur attachement à la résistance contre les agressions israéliennes au sud. Une résistance nationale qui a pris d’abord l’allure d’un appel à une désobéissance civile face à l’occupant, comme l’a dénoté la «fatwa» de Chamseddine en 1983. Mais cette résistance nationale a aussitôt été récupérée et galvaudée par le Hezbollah qui la remplaçait par un fait accompli guerrier permanent, sans but bien défini et sans fin, faisant subir à la population du sud toutes sortes d’épreuves, sans que la moindre parcelle de «la Palestine» ne soit libérée…
Un Hezbollah guerrier et belliqueux, bras armé (destructeur) d’une puissance régionale aux visées hégémoniques, contre des pôles d’influence profondément attachés, certes, à leur foi et leurs traditions chiites, mais affichant une posture libaniste et menant sans relâche une action (constructive et non destructrice) fondée sur le développement de l’Homme et de la société, sur l’ouverture, la volonté de dialogue et le respect du droit à la différence. Vision manichéenne, à n’en point douter, mais qui reflète bel et bien dans la réalité deux courants de pensée antinomiques ancrés dans la communauté chiite, non seulement au Liban mais également dans la région, et même en Iran.
Ces deux courants de pensée se résument en deux ouvrages de référence: le testament politique de Mohammed Mehdi Chamseddine, et le livre de cheikh Naïm Kassem sur le Hezbollah. Dans le premier ouvrage, cheikh Chamseddine appelle les chiites dans l’ensemble de la région à ne pas avoir un projet (transnational) propre à eux, et dans le cas spécifique du Liban, il adopte un positionnement clairement libaniste et tient compte des sensibilités et appréhensions des chrétiens en demandant à ses coreligionnaires d’abandonner définitivement tout projet d’abolition du confessionnalisme politique; cheikh Naïm Kassem, par contre, axe son exposé sur l’allégeance absolue et inconditionnelle du Hezbollah au Guide suprême de la Révolution islamique iranienne (le wali el-faqih) pour toute décision d’ordre stratégique (notamment la décision de guerre et de paix) en faisant, en outre, l’apologie du culte du martyre, présenté comme un honneur et un «devoir» pour toute famille chiite.
Ces deux visions sont, à l’évidence, inconciliables, et tout Libanais se doit de choisir son camp à cet égard en raison de l’impact de chacun de ces deux projets de société sur l’avenir du Liban et le futur système politique appelé à être mis en place. Un point fondamental doit être relevé sur ce plan: le positionnement libaniste des fondateurs et responsables des quatre associations objets des documentaires précités, ainsi que leur volonté d’ouverture et leur attachement aux valeurs humanistes n’excluent en aucune façon la réalité pluraliste de la société libanaise. Il s’agit là de valeurs partagées, de dénominateurs communs rassembleurs sur lesquels il serait possible de capitaliser en vue d’un projet national fondé sur la nécessaire reconnaissance des spécificités des diverses composantes sociocommunautaires du tissu social libanais.
C’est en respectant et en institutionnalisant, dans des textes constitutionnels, le droit à la différence que le pluralisme libanais pourra devenir, sur des bases pérennes, une source de richesse au lieu d’être sans cesse une cause de conflits internes permanents.
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