©Marya Kazoun
Galerie des Offices – Florence 2023.
Crédit photo : Savino Cancellara.
C’est à Venise, ville en mutation perpétuelle, où la beauté est cependant une évidence constante et lumineuse de l’instant présent, que Marya Kazoun a élu domicile. Libano-Canadienne née à Beyrouth, Marya a désormais des dizaines d’expositions à son actif, aussi bien individuelles que collectives.
Artiste contemporaine pluridisciplinaire, elle crée des installations performantes où elle peint l’abstrait. Marya réussit puissamment à conjuguer précaire et durable, concret et surréel, décadence et beauté, volume dépouillé et espace baroque, mystère et clarté, à travers des dizaines de matériaux différents, dans une recherche incessante et cohérente du sens de l’appartenance au monde, partie d’un tout puissamment recréé, formidablement inclusif et bienveillant.
Marya Kazoun «They Were There» 2011.
Crédit photo: Francesco Allegretto.
Ce n’est pas en vain qu’Eike Schmidt, alors directeur de la galerie des Offices à Florence, fait en 2023 appel à son talent pour une exposition en solo, dans l’immense salle blanche («sala bianca») du musée florentin.
First Act, œuvre à forte valence mystique, n’en demeure pas moins surréelle, à travers la mise en scène d’un monde lumineux où les forces du bien provenant d’un au-delà indéchiffrable et inédit, l’emportent sur les forces du mal, symbolisées par une armée de locustes rampants et étincelants, réalisés en verre soufflé. Pour illustrer le thème de l’événement, l’énergie renouvelable, Marya a généré un monde neuf en s’inspirant du symbole immuable de la nativité. Un syncrétisme de croyances millénaires est opéré, qui aboutit à un credo renouvelé, la foi en un monde futur lavé de ses scories. La scène qui s’offre à l’observateur réussit le tour de force d’imposer un univers à la fois insolite et bienveillant. Les créatures géantes, cousues en tissu blanc immaculé, qui symbolisent les rois mages, portent à leurs extrémités des éoliennes. Le gage le plus précieux pour le monde à venir serait ainsi la puissance du vent, souffle d’air pur qui balayerait l’espace contaminé et s’opposerait aux effets de la consommation forcenée représentée par les locustes, plaie biblique par excellence, verre soufflé tétanisé par le souffle pur des géants blancs. La verticalité des mages domine le territoire des insectes rampants. Le doux toucher harmonieux évoqué par le tissu des personnages annule la menace des créatures rigides en cristal gris. Un monde ouaté, incontaminé, qui n’est pas sans rappeler la blancheur et les profondeurs insondables du continent arctique, triomphe sur la noirceur et l’impureté.
Marya Kazoun "First Act".
Installation "site-specific" Galerie des Offices Florence 2023.
Crédit photo : Savino Cancellara.
Le voyage à rebours à travers les œuvres de l’artiste est saisissant. Des installations, performances, tableaux ou sculptures aux thèmes surréels, rien n’est indigne de l’œuvre, des os de carcasses d’animaux, aux tissus disparates, mouchoirs, sacs en plastique dépecés ou autres débris de verre. Ce qui semblerait de prime abord irrécupérable est patiemment et génialement assemblé en un patchwork digne d’un modèle de haute couture, produisant des tissages, voire des échafaudages inouïs. Épeire tissant sa toile avec dévotion, l’artiste peut choisir de s’y fondre, dans un effet de mimétisme parfait, ou d’y inclure habilement d’autres personnages humains prệtant leurs corps à l’œuvre pour l’animer. Cette dernière offre alors un monde parallèle régi par des lois oniriques. La toile plutôt que de piéger les proies semble plutôt y capturer les rệves d’un monde dont nul ne serait exclu, métaphore d’un univers embrassant l’humanité dans sa totalité.
Marya Kazoun Habitat: «Where He Came From» – Installation/Performance 2009.
Crédit photo : Francesco Allegretto.
Car c’est de cette humanité que Marya Kazoun est soucieuse. L’univers de l’enfance habite le corps adulte chez cette femme chamane qui repousse les frontières de l’impossible dans les performances qu’elle réalise. On la découvre en ouvrière patiente, en artisane aux mains de fée, tirant des fils, tissant des tissus sans besoin de métier. L’abondance et le foisonnement de l’imaginaire oriental s’allient à une organisation méthodique et pragmatique digne des esprits nordiques. C’est la soif de l’éternelle recherche d’un monde parallèle qui trahit la volonté d’exorciser les années de guerre de l’enfance. Une image de tracts lancés sur Beyrouth par des avions ennemis revient de façon obsédante. Dans son œuvre s’opère la conversion des émotions négatives en aspiration à l’amour universel. Il en est ainsi de l’installation Momoth (2009) sur l’île vénitienne de Sant’Elena dans le cadre de la Biennale de Venise. Du véritable lait maternel est offert au public dans de petites sphères en verre portant l’incision «immunité» par deux personnages incarnant Momoth, appelés par l’empereur Constantin et sa mère Sainte-Hélène dans le but de sauver leur peuple d’une calamité.
Marya Kazoun Habitat: «Where He Came From» 2009.
Crédit Photo: Francesco Allegretto.
Crédit photo : Francesco Allegretto.
L’apparition du cristal de Murano dans l’œuvre n’est pas récente. Les innombrables facettes du cristal brisé offrent mille interprétations possibles, propices au message multiculturel de l’artiste. Épouse d’Adriano Berengo, célèbre entrepreneur de Murano rencontré dans une foire de Beyrouth en 1999, Marya peut compter sur le talent des plus grands maîtres verriers de la lagune. Le cristal explose ou implose, reflétant le rictus du monde ou en dévoilant les fractures. Une œuvre prémonitoire, They Were There, qui fait partie du projet Glasstress 2011, pétrifie l’observateur. L’œuvre a été à nouveau exposée lors d’Art Dubai en 2012. Sur un parterre reconstruit pièce par pièce avec des milliers de débris de verre et de miroirs, deux personnages dont les corps sont emprisonnés dans des combinaisons en matière acrylique se meuvent comme des survivants ou des mutants sur le parterre tapissé d’éclats. Des échelles hélicoïdales parsèment la scène tels des tronçons d’acide désoxyribonucléique qui proposent l’ascension vers un autre monde possible. Mille angles du spectacle de Beyrouth après l’explosion du port du 4 août 2020 sont évoqués avec neuf ans d’avance. Du néant et des débris resurgira la vie, à la fois solide et fragile.
Marya Kazoun «Ignorant SKin».
Installation/Performance 2005.
Crédit photo: Francesco Ferruzzi.
Que de chemin parcouru depuis l’installation-performance Ignorant Skin (2005) où des créatures, Amos, se détachent d’un mur tissé de fils, perles en verre et bambou pour s’y réfugier à nouveau, incapables de composer avec la hideuse réalité. Self-portrait (2003) met en scène les facettes «dark» de l’auteure, somptueusement parée d’un habit de sa propre création qui n’est pas sans rappeler le designer Alexander Mac Queen à ses heures de plus libre expressivité, entourée de «self-portraits», créatures à la nature incertaine en verre soufflé irisé de matière argentée. Dans Steady Breath (2005), l’artiste est à nouveau une protagoniste «gothique» de son installation aux spirales tissées qui rappellent indéniablement les sculptures de Calder.
Marya Kazoun «Self-Portrait».
Installation/Performance 2003.
Crédit photo: Margherita Correia.
Where He Came From, installation performance (2009) est l’une des premières œuvres qui s’inscrit dans le projet Glasstress qu’Adriano Berengo a fondé en hommage à l’art de Murano, conviant les artistes contemporains de toutes disciplines, sculpteurs, peintres ou musiciens à collaborer avec les maîtres verriers de l’île. Lancé en 2009, faisant partie intégrante de la Biennale de Venise, c’est aujourd’hui l’un des événements majeurs alliant artisanat et créativité, visant à renouveler l’art du cristal de Murano à travers la contamination et le soutien de l’art contemporain. Des bulles en cristal voguent au-dessus de l’installation Where He Came From, reliées par des fils invisibles. Plastique, acrylique, mouchoirs en papier ont été employés pour reconstruire un paysage aux pics immaculés parsemé de lacs alpins. Déjà en 2009, dans The Mountains, Marya Kazoun avait dénoncé dans des toiles les effroyables atteintes portées à la nature par les changements climatiques.
Marya Kazoun –
Galerie des Offices Florence 2023.
Crédit photo : Francesco Allegretto.
Memphis Squad, installation de 2021 créée dans le cadre de Glasstress, porte une armée menaçante de mantes religieuses aux violentes teintes bleu turquoise au musée de l’Ermitage, à Moscou. Dressées sur leurs pattes arrière, les guerrières uxoricides sont en position de combat, lançant mille interrogations sur le sort d’un monde dénué de toute sagesse. Dans Still Life, installation de 2022, Kazoun célèbre pudiquement les funérailles de ce mệme monde désenchanté. Métaphore en verre soufflé d’une nature morte, un cercueil blanc opaque recueille des feuilles en cristal opaques ou transparentes. Le dénuement de couleurs évoque l’absence de soleil et de vie. L’amour a déserté le monde.
Marya Kazoun «First Act».
Installation in situ – Galerie des Offices Florence 2023.
Discrète, silencieuse, respectueuse, travailleuse acharnée et volontaire, Marya se replie sur elle-même en déployant sa pensée intime à travers les multiples univers qu’elle crée.
«Nous sommes les héritiers d’une pensée survivant à des milliers, voire des millions d’années. Nous sommes les chercheurs de la vérité, fait-elle dire aux créatures velues, Amos, de l’installation Ignorant Skin» (2005). Et elle ajoute: «Au regard de l’Amos, nous serions les gardiens de la chaîne et les ambassadeurs de la beauté qui provient de l’intérieur.»
L’unique beauté qui, indéniablement, pourrait sauver le monde…
Sites:
https://maryakazoun.blogspot.com/
https://fondazioneberengo.org/artist/glasstress-artists/marya-kazoun/
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