Après avoir exposé les doctrines et les débuts de l’ismaélisme, un courant issu du chiisme septimain, la seconde partie de cet article présente certains textes des Ismaéliens nizârites, connus sous le nom d’«Assassins» et leur destin après leur chute lors des invasions mongoles du treizième siècle.
Rendu célèbre par la série de jeux vidéo Assassin’s Creed, l’ismaélisme nizârite a longtemps eu mauvaise presse. Le règne de son plus célèbre dirigeant, Hassan ibn al-Sabbah (le «Vieux de la montagne» des chroniques des croisés) et les assassinats ciblés de dignitaires pratiqués par certains initiés (les fedayin), ont renforcé la légende noire de l’ismaélisme.
La «Grande résurrection»
Au onzième siècle, une partie des Ismaéliens considéraient que l’imamat des Fatimides revenait à Nizâr. Désormais désignés sous le nom de Nizârites, ils représentaient la plupart des communautés ismaéliennes de Syrie, d’Iran, d’Asie centrale et des Indes. Les Nizârites réussirent à tisser un réseau de forteresses, d’Alamût à Masyaf. En 1164, l’imam nizârite Hasan II proclama la «Grande résurrection»: une nouvelle ère était advenue, marquant l’abrogation de la loi musulmane.
Si la période des «Assassins» est la plus fantasmée, c’est qu’elle correspond également à un vide historique. La plupart des écrits produits par les Nizârites ont été perdus ou détruits lors des invasions mongoles en 1256. Toutefois, Nasir al-Din al-Tusi vient combler un peu ce cruel manque: ce savant perse vécut près de 25 ans aux côtés des Assassins. Il y décrit une société empreinte d’ésotérisme, à l’instar de ce dialogue avec un Nizârite:
«Il méprisait les exotériques et expliquait l’inévitable inconsistance de ceux qui suivent aveuglément les lois de la charia…»
Al-Tusi décrit également, dans son autobiographie Sayr wa Suluk (Contemplation et action), une éthique impliquant pour tout Nizârite de ne pas rester au seul stade de l’étude auprès du maître, mais de se confronter auprès du monde, sans porter de jugements:
«Tu ne dois pas prêter attention au fait que quelqu’un ait une apparence inconcevable. Si, par exemple, tu trouves la vérité chez les idolâtres, tu dois les écouter et l’accepter d’eux.»
Dans un texte précisément daté de 1235, dans les premières années de son séjour à Alamut, Nasir al-Din al-Tusi rédige un traité sur deux notions essentielles de l’ismaélisme et du commentaire coranique en général: Solidarité et dissociation (tawalla wa tabarra). Cet écrit est la synthèse entre néoplatonisme, aristotélisme, et ésotérisme ismaélien:
«Nous commençons par dire que l’humanité possède deux facultés qui sont subsidiaires et des ramifications de l’âme animale (nafs-i bahimi), nommément, la luxure et la colère (shahwat wa ghadab), qui se disent en persan arazu et khashm. Ces deux facultés existent également chez d’autres animaux. «Faire» et «ne pas faire» sont le résultat de ces deux facultés. Mais l’humanité possède une autre âme qui n’existe pas chez les autres animaux, nommément, l’âme rationnelle (nafs-i natiqa), et également une forme d’intelligence qu’en persan nous traduisons par sagesse (khirad). (…) Ne rejette aucune créature et ne montre pas d’aversion (nifrat); une personne ne peut dire «celui-ci est bon, celui-là est mauvais, celui-ci est une âme charitable, celui-là est un faiseur de mal».
Le Paradis de la soumission
Lisons enfin Al-Tusi nous livrer une synthèse sur la «Perle de l’intellect» ismaélien: le Paradis de la soumission (Rawda-yi taslim). Sous ce titre onirique, dont les auteurs musulmans médiévaux ont le secret, nulle trace du «fanatisme» habituellement attribué aux Nizârites:
«À chaque époque, toute éthique (kull-i akhlaq) et comportement social (mu’amalat) ont été ordonnés. (Il est nécessaire de) les mettre sous la loi de la raison (hukm-i ‘aql) afin que ces forces, qui étaient despotiques (ammara) et obstructives, deviennent dociles et coopératives; là où elles ont gouverné les affaires de la raison, la raison gouverne les affaires désormais. (…) La tyrannie, l’obstination, la colère, la dissension, la vanité, le fanatisme, l’amour des richesses et du prestige, la flatterie… réfute ces caractéristiques basiques afin de les arracher à la racine, oui, en un sens, défais-les une à une, laisse-les être gouvernées par la raison et la sagesse.»
La tâqiyya asiatique (quatorzième au seizième siècles)
L’invasion mongole de l’Iran mit fin au pouvoir des Nizârites. Après la chute d’Alamut en 1256, les Nizârites furent dispersés et impitoyablement persécutés. Ils ne purent survivre qu’en pratiquant la taqiyya, la dissimulation. Beaucoup émigrèrent en Asie centrale, vers l’actuel Afghanistan, mais surtout en Inde. Dans leur nouvel environnement, dispersés, les Nizârites se sont associés tantôt à des confréries soufies, tantôt à des communautés hindoues.
Certains poèmes de cette époque révèlent l’adoption de certaines traditions soufies. Dans ce poème attribué à Pir Sadr al-Din, un des émigrés en Inde, l’on remarque le traditionnel emploi par les soufis du vocabulaire amoureux pour assimiler Dieu au «Bien-aimé» avec lequel le novice, «l’Amant», souhaite se réunir:
«Chaque fois que l’amour étincelle en soi pour le Bien-aimé
Cet amour anéantira ton ego.
Nuit et jour, il est éveillé sans pouvoir dormir
Sans répit, ses yeux pleurent (…)
L’âme pousse un cri semblable à un oiseau
Prêt à s’envoler pour attraper ne serait-ce qu’un regard du Bien-aimé. (...)»
Les émigrés ismaéliens ont également emprunté la calligraphie Khojki, d’origine hindoue, ainsi que la langue gujarati. Par ailleurs, des concepts et même des divinités de l’hindouisme ont été intégrés dans un courant de l’ismaélisme Satpanth, dont la littérature sacrée est constituée de poèmes nommés ginân. Le ginân suivant est attribué à Nur Muhammad Shah, et provient du recueil Satveni moti datant du seizième siècle:
«Pourquoi gâcher ta vie à courir après
Ce qui est instable, telle l’ombre d’un arbre?
(…) Ne lie pas ton cœur à un foyer
Dans lequel tu ne peux demeurer
Tel l’étranger qui n’est qu’un invité
Qui s’attarde, tout en portant ses pensées ailleurs.»
La lecture des textes ismaéliens révèle en effet leur apport unique à l’histoire intellectuelle de l’islam, bien loin des visions de fanatiques fumeurs de haschich. Relire leurs écrits permet de découvrir des idées profondément syncrétiques et cosmopolites, faisant à la fois l’éloge de la raison, de la sagesse et de la lecture ésotérique du Coran.
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