Né au VIIIe siècle, l’ismaélisme est un courant issu du chiisme septimain. La pensée élaborée par ce mouvement a permis la production de certains des textes les plus originaux de l’islam chiite, y compris dans sa ramification nizârite, plus connue et fantasmée par ses détracteurs sous le nom d’Assassins.
«Je commençai à enquêter sur l’école juridique des ismaéliens. Mais j’entendais seulement des opinions hostiles.»
Voici en quelques mots comment le savant persan Nassir al-Din al-Tusi exposait les difficultés qui se présentaient déjà, au XIIIe siècle, à celui qui souhaitait connaître les ismaéliens nizârites.
Réduite à la légende noire des Assassins, l’histoire des Ismaéliens est en réalité beaucoup plus riche. Courant du chiisme septimain, l’ismaélisme apparaît aux alentours du Xe siècle à Koufa, en Irak. Les prédicateurs, les du’at (da’i au singulier), prêchent le retour imminent du Mahdi, «l’imam caché», qui serait le petit-fils du sixième imam chiite, mort en 765.
Les rues de Koufa
La ville de Koufa, où se développe rapidement ce nouveau mouvement, est une cité cosmopolite: dans cette ville se côtoient zoroastriens, chrétiens, gnostiques, juifs, ou encore manichéens. Mais, c’est surtout le savoir grec, la vision néoplatonicienne de l’univers et Aristote qui offriront aux ismaéliens les clés de l’élaboration de leur doctrine originale.
Cette ouverture sur l’Autre se perçoit dès les premiers écrits des ismaéliens, dans lesquels ils expliquent le sens ésotérique de certaines pratiques religieuses non musulmanes; à l’instar du chapitre intitulé «Du sens de la croix pour la communauté de Jésus, que la paix soit sur lui» dans le Kitab al-Yanabi’ de al-Sijistani, dans lequel l’auteur assimile le sens caché de la Croix à celui de la profession de foi musulmane.
Persécutés, les dirigeants ismaéliens quittèrent Koufa pour s’installer en Syrie, avant d’envoyer leurs missionnaires vers des zones périphériques du monde musulman, échappant au contrôle direct des califes abbassides.
Sens caché
La pensée des ismaéliens a évolué au cours de ses 1.200 ans d’existence. Néanmoins, toute œuvre ismaélienne comporte des points de doctrine invariables, au premier rang desquels figure la distinction entre le sens exotérique – le zâhir – et le sens caché, ésotérique – le bâtin. Puisque la Révélation coranique est par essence imperceptible dans le monde sensible, le prophète traduit le sens de cette révélation dans un langage intelligible. Le philosophe ismaélien du XIe siècle Al-Kirmânî, le dit clairement au sujet du Coran:
«Ainsi, Il a parlé du Paradis, qui est la demeure ultime, invisible et non perceptible aux sens, en faisant mention de jardins, de rivières, d’arbres, de fruits, de fontaines (…) Puisque cela était nécessaire, tout ce qu’il a dit et fait et les appels qu’il a lancés concernant l’Au-delà se firent en symboles (amthâl) et allégories (tashbîh).»
Le Coran est donc un texte symbolique. Dès lors, la loi coranique – la charia – présente elle aussi un sens apparent et un sens caché. Pour comprendre la signification de ces symboles, il faut une exégèse: le ta’wîl. Les imams sont les détenteurs légitimes du ta’wil.
L’imam-calife
En visant les périphéries du monde musulman, la prédication ismaélienne a très rapidement porté ses fruits auprès de certaines tribus bédouines de Tunisie. Le da’i à l’origine de la conquête de la région, Ubayd Allâh, parvient même à doter l’ismaélisme d’un État impérial: c’est la dynastie des Fatimides, qui dura de 909 à 1171.
Malgré une première fitna (sédition) entre fatimides et qarmates, ce nouvel empire va fixer les règles de l’ismaélisme politique. C’est une période prolifique marquée par la rédaction de traités pour les missionnaires, qui vont par la suite marquer la pensée ismaélienne des périodes ultérieures en Iran et en Asie.
C’est le cas par exemple de l’ouvrage Les Pilliers de l’islam, écrit paral-Qadi al-Nu’man peu avant la fondation du Caire comme nouvelle capitale fatimide en 969, qui propose une démonstration en bonne et due forme de la légitimité de l’imamat:
«Ainsi, les dires de l’Imam sont prouvés, que la foi consiste en la profession (qawl), l’action (amal), et l’intention (niya).»
Ou encore, fixer les règles de conduite des prédicateurs, qui sont les fers de lance de l’ismaélisme messianique, parcourant le reste du monde musulman à la recherche d’espaces favorables où s’implanter.
Malgré une forme d’élitisme, la doctrine n’exempte pas les prédicateurs de leur rôle d’aller chercher la connaissance partout où elle se trouve, et encourage l’humilité. Dans son Code de conduite pour les prédicateurs, al-Nasayburi recommande aux missionnaires la chose suivante:
«Que l’ignorant n’ait pas de honte d’acquérir la connaissance; et que la personne savante, quand on lui demande une chose qu’il ne sait pas, dise 'Je ne sais pas'.»
Schismes
Le schisme des qarmates allait toutefois jeter l’opprobre sur l’ensemble des ismaéliens. En 930, ils dérobent la Pierre noire de la Kaaba, à La Mecque. Cet événement traumatisant pour les musulmans est à l’origine de la peur suscitée par les ramifications ultérieures de l’ismaélisme.
Un autre schisme intervient vers l’an 1000, lorsque plusieurs prédicateurs proclamèrent la divinité de l’imam-calife, et l’abrogation de la loi musulmane. Ils se réfugièrent ensuite dans les montagnes du Liban et en Syrie: ils sont à l’origine de la communauté druze.
Ayant rompu avec les fatimides d’Égypte, certains établirent au Yémen l’ismaélisme tayyibite. Ils furent durement persécutés avant de s’exiler au Sind, où ils sont connus sous le nom de Bohras.
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