L’esprit de Mozart imprègne subtilement l'audace visionnaire de Beethoven. Une influence qui s'épanouit pleinement dans les œuvres tardives du maître allemand, marquant une transition vers un style plus léger et transparent. À l’occasion de la commémoration du décès du génie de Bonn, Bernard Fournier fait le point.
L’univers musical occidental du dix-huitième siècle a été marqué par une constellation de génies créatifs, parmi lesquels émergent particulièrement trois démiurges: Joseph Haydn (1732-1809), Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) et Ludwig van Beethoven (1770-1827). Bien qu’ils aient défendu des esthétiques différentes, leurs expressions musicales ont nourri une dynamique créative qui a profondément marqué le paysage musical européen. Au cœur de ce cercle, Beethoven s’est affirmé en tant que visionnaire et avant-gardiste, ayant initié une révolution stylistique, formelle et esthétique au sein du classicisme viennois. Il a ainsi audacieusement exploré de nouvelles perspectives et textures musicales, pavant la voie vers le romantisme, le postromantisme mais aussi la modernité du vingtième siècle. Cependant, l’influence de ses deux aînés demeure perceptible dans son œuvre, ce qui atteste de la richesse de cette trinité musicale.
Esprit de Mozart
Des deux grands classiques, Haydn et Mozart, on dit souvent que le maître allemand a essentiellement été influencé par le premier. En fait, il l’a été bien autant sinon plus et plus profondément par Mozart. Dans sa phrase prophétique au moment du départ de Beethoven pour Vienne, le comte Waldstein écrit: «Vous allez recevoir des mains de Haydn l’esprit de Mozart.» Selon le musicologue français, Bernard Fournier, spécialiste de l’œuvre de Beethoven et du Quatuor à cordes, les mains correspondent à «l’inventivité formelle», tandis que l’esprit représente le «supplément d’âme». Et, en effet, pendant sa première période créatrice, sa période dite classique, le génie de Bonn s’est essentiellement inspiré d’œuvres de Mozart, établissant des parallèles entre son Trio à cordes no 1 op. 3 et le Divertimento K. 563, son Quatuor à cordes no 5 op. 18 no 5 et le Quatuor à cordes no 18 K. 464, son Quintette pour piano et vents op. 16 et le Quintette pour piano et vents K. 452. Il convient de noter que le «K» fait référence au catalogue Köchel, un système de classification des œuvres de Mozart établi par le musicologue autrichien Ludwig von Köchel (1800-1877).
En outre, Beethoven a composé pour le Concerto pour piano no 20 en ré mineur K. 466 de Mozart, qu’il vénérait, des cadences (WoO 58) que la plupart des pianistes jouent aujourd’hui quand ils interprètent ce magnifique chef-d’œuvre classique. Enfin, il a écrit plusieurs recueils de variations sur des airs d’opéras du compositeur autrichien: 12 Variations pour violon et piano WoO40 sur Se vol ballare des Noces de Figaro, et les Duos WoO 46 et op. 66 pour violoncelle et piano respectivement sur Bei Männen welche Liebe fühle, et Ein Mädchen oder Weibchen de la Flûte enchantée. «Ajoutons que dans la 22e des 33 Variations «Diabelli», Beethoven joue avec le thème de l’air de Leporello, Notte e giorno faticar», explique Bernard Fournier dans un entretien accordé à Ici Beyrouth. Il ajoute que Beethoven fait «sortir» cet air du thème de Diabelli et le met en pièce, «façon ironique de dire qu’après 21 variations, le thème de Diabelli ne devrait plus servir, alors qu’il sera suivi de onze variations parmi les plus sublimes».
Double influence
Mais le plus intéressant reste à venir. «Si la deuxième manière de Beethoven, son style, disons ‘romantique’ – mais c’est réducteur – se déploie à l’écart de Mozart, sa troisième manière (1815-1826), la plus originale, la plus visionnaire, la plus ‘profonde’ se place sous la double influence de Bach et de Mozart», affirme le musicologue français. On a évoqué plus haut la 22e variation Diabelli et sa référence mozartienne, mais cette page n’a rien de mozartien. En revanche, la dernière des 33 variations, après notamment la si puissante et bouleversante 31e variation en ut mineur, est écrite, selon Bernard Fournier, dans un tempo spécifiquement mozartien: Tempo di Minuetto, «un choix qui peut sembler étonnant pour l’inventeur du vigoureux scherzo!» Et hormis le tempo, le caractère même de cette variation est éminemment mozartien: charme, transparence et légèreté. «ll semble, ici, que Beethoven parle avec la voix de Mozart. En d’autres temps (ceux de sa deuxième manière), Beethoven aurait terminé ce grand cycle de variations par une fugue imposante et sans réplique. Avec cette 33e variation, nous avons une fin légère et ouverte», fait remarquer le spécialiste chevronné.
Germe mozartien
De manière générale, dans cette période, Beethoven, trouve – de manière inattendue – l’aisance naturelle de Mozart qu’il avait cherchée dans ses premiers essais, mais qui lui était restée insaisissable lorsqu’il en étudiait scrupuleusement l’écriture dans les années 1790. «Si certaines œuvres de sa première manière pouvaient s’inspirer – nous en avons cité quelques-unes – de l’architecture d’œuvres de Mozart, l’écriture même des œuvres de cette période restait assez étrangère à la manière de Mozart, sauf peut-être, par exemple, le final du Quatuor à cordes no 3, op. 18 no 3», souligne Bernard Fournier. Selon lui, ce germe mozartien posé en 1820 dans la 33e variation Diabelli ne se développera pleinement que six ans plus tard dans les pages ultimes du compositeur, c’est-à-dire dans le Quatuor à cordes no 16, op. 135, et le deuxième final (composé en automne 1826) du Quatuor à cordes no 13, op. 130. «Ces pièces sont marquées comme aucune œuvre antérieure du sceau du classicisme: la forme s’allège, le ton perd de sa véhémence, le langage gagne en transparence et pourtant quelque chose de nouveau naît parallèlement – l’amorce d’une quatrième manière? – si bien que le style paraît encore plus moderne mais d’une autre modernité que celle des œuvres des années 1820», précise l’érudit spécialiste.
Cette «régression» vers Mozart correspond en fait à l’ouverture d’une nouvelle voie, à l’émergence d’une direction esthétique nouvelle qui «aurait d’ailleurs été inconcevable avant le passage par ces épreuves initiatiques des symphonies, des sonates, des quatuors, de la Missa Solemnis qui avaient porté la pensée créatrice du compositeur si loin de l’esthétique classique». La transparence du nouveau style intègre visiblement les perturbations du chemin accompli. «La légèreté nouvelle du style beethovénien est une légèreté d’après la gravité. Au terme de son parcours, Beethoven a trouvé ‘l’insoutenable légèreté de l’être’», conclut Bernard Fournier.
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