«L'amour, c'est donner ce qu'on n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas»

Chaque semaine, nous vous proposons d'explorer une citation marquante d'un grand psychanalyste, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Ces formules lapidaires, souvent provocantes, ouvrent des perspectives inédites sur les méandres de la psyché humaine. En décryptant ces citations avec rigueur et pédagogie, nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique, pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient?
«L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas».
Bien que nous ayons déjà développé cette formule fulgurante du psychanalyste Jacques Lacan, nous y revenons encore une fois parce qu’elle a fortement marqué les esprits par sa puissance d’évocation et sa densité conceptuelle.
Figure majeure de la vie intellectuelle française du XXe siècle, Lacan a révolutionné la psychanalyse en la fécondant par la linguistique, l’anthropologie et la philosophie. Son œuvre, d’une ampleur et d’une complexité vertigineuses, n’a cessé d’ausculter les arcanes de l’inconscient et les ressorts du désir. Au cœur de sa réflexion, l’amour occupe une place de choix, comme en témoigne son célèbre aphorisme. Loin des lieux communs romantiques et des mirages de la passion, cette formule ouvre des perspectives inédites sur la dynamique amoureuse, qu’elle éclaire d’un jour nouveau.

Au cœur de la pensée lacanienne, un paradoxe fondamental: l’amour comme don de ce que l’on ne possède pas. Loin de la complétude fantasmée et de la fusion idéalisée, l’amour révèle et met en jeu le manque qui nous constitue en tant que sujets. Pour Lacan, le sujet est un être de désir, traversé par une béance originelle que rien ne saurait combler. Comme il le dit dans ses Écrits: «Le désir de l’homme est le désir de l’Autre». Autrement dit, notre désir est fondamentalement désir d’être reconnu et aimé par l’autre, dans une quête aussi vitale qu’impossible. L’amour, dès lors, ne peut être que le théâtre d’une rencontre manquée, d’un malentendu structurel. Donner ce que l’on n’a pas, c’est offrir à l’autre le spectacle de notre propre incomplétude, dans l’espoir insensé qu’il pourra nous guérir de notre division constitutive. Mais cette attente est vouée à la déception, car nul ne peut apporter à l’autre ce qui lui fait défaut à lui-même. Comme le souligne encore Lacan: «L’amour, c’est l’embarras devant le non-rapport sexuel». L’amour véritable ne peut donc être qu’un consentement lucide au manque, une reconnaissance de la blessure secrète qui nous fonde et en même temps nous exile de nous-mêmes.
Donner ce que l’on n’a pas, c’est aussi aimer l’autre dans son altérité radicale, au-delà des projections imaginaires et des jeux de miroir. Trop souvent, nous aimons dans l’autre le reflet de nos propres fantasmes, au mépris de sa singularité irréductible. Au fond, l’amour serait d’accepter de vivre le tourment de la différence, car aimer authentiquement implique de renoncer à la maîtrise, de troquer la fusion pour la séparation créatrice. C’est accepter que l’autre nous échappe toujours par quelque côté, qu’il demeure à jamais un mystère et un défi pour notre entendement. Comme le souligne le philosophe Emmanuel Levinas: «L’amour est relation avec autrui en tant qu’autrui, relation avec un mystère». Il faut voir dans l’amour véritable moins la promesse de félicité qu’une formidable aventure, une expérience des limites et une mise à l’épreuve de soi. Il nous invite à nous tenir dans l’inconfort fécond d’une relation asymétrique, où donner et recevoir ne s’équivalent jamais tout à fait.
L’aphorisme lacanien nous exhorte à penser l’amour dans le présent de la rencontre intersubjective. Trop souvent prisonnier des fantômes du passé ou tendu vers un avenir idéalisé, l’amour peine à s’ancrer dans le réel de la relation, avec ses aspérités et ses zones d’ombre. Nous pouvons même aller jusqu’à déclarer que l’amour serait de consentir à vivre ensemble une déception créatrice. Car, aimer, c’est se tenir dans l’ouvert, accueillir l’imprévisible, embrasser l’inconnu qui se dessine dans le regard de l’autre. C’est faire le pari de la vulnérabilité et de l’inachèvement, au rebours des logiques de maîtrise et de clôture sur soi. Pour Lacan, l’amour est toujours «amour du savoir inconscient», aventure aux confins de soi-même et de l’autre. Au-delà des mirages de la passion et du fantasme de la fusion, il s’agit de reconnaître que l’amour est une expérience transformatrice, qui bouscule nos repères et révèle nos manques pour apprendre à mieux les assumer.
En définitive, l’amour est l’apprentissage d’une relation faite de lucidité et de courage. La pensée lacanienne, d’une radicalité et d’une subtilité inouïes, nous invite à apprivoiser le manque en nous pour mieux nous ouvrir à l’autre dans sa différence irréductible. En nous rappelant que l’amour est moins plénitude que promesse, moins possession que don de soi, le psychanalyste nous restitue à notre liberté et à notre désir les plus intimes. Il s’agit de se débarrasser des clichés romantiques et des mythes consolateurs afin d’embrasser notre incomplétude foncière pour faire de l’amour non une prison dorée, mais un chemin d’émancipation et de découverte. Comme l’écrit le poète René Char: «L’amour est le voile toujours déchiré qui nous fait entrevoir l’éclat et la beauté du monde».
Pari impossible? Nullement, à condition de consentir à un déchirement salvateur, en acceptant le risque de nous raccorder à l’énigme vivante qui est au cœur de toute rencontre amoureuse.
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