Le problématique «Made in Lebanon»

Si vous avez l’habitude de vous promener au supermarché, vous aurez remarqué qu’il y a eu, ces dernières années, un changement dans la variété des produits achalandés. Plein de marques qui n’existaient pas, il y a peu de temps, remplissent maintenant les rayons. C’est que les commerçants-importateurs ont dû souvent se rabattre sur de nouvelles sources d’approvisionnement pour s’adapter à notre nouvelle pauvreté. Les marques-stars ont donc perdu un peu de leur superbe, concurrencées par ce que certains perçoivent comme étant des génériques.
Tout cela est clair. Ce qui l’est moins, ce sont les marques dites libanaises, nouvelles ou anciennes, dont on se demande comment elles fonctionnent. Prenons quelques exemples de marques alimentaires libanaises (telles qu’elles sont labellisées par les supermarchés): Al-Wadi al-Akhdar, du groupe Obégi; Plein Soleil, appartenant au groupe Halwani; Carry, qui appartient exclusivement au Charcutier; puis Siblou, Lamesa, Deroni, Captain Fisher, Bihar, Monarch, La Piara, Taj, Frumer, Domo, Dolsi, Barista et d’autres encore.
Des marques qui couvrent une très large palette de produits de qualité, de quoi s’en réjouir. Mais si vous scrutez le dos de la boîte, vous constaterez que pour bien de ces marques, les produits ne sont fabriqués ni au Liban, ni par la société elle-même. On a compté jusqu’à 25 sources et pays différents. Peut-on donc vraiment dire qu’il s’agit d’une industrie libanaise en essor, et en être fiers, ou alors crier à la tromperie?
En réalité, l’industrie n’est plus ce qu’elle était depuis longtemps. Il n’est même plus nécessaire de posséder des usines pour produire. Dans bien des cas, il est même préférable de sous-traiter la production, mais, et c’est primordial, tout en gardant le contrôle. Pour un produit alimentaire, le contrôle devrait englober tout un tas de facteurs: aspect gustatif, hygiène, coût, qualité, technique de fabrication, standards internationaux …
La sous-traitance confère d’ailleurs une souplesse à la production qu’on ne peut avoir si on est son propre producteur: varier le produit, apporter des modifications instantanées, moduler la quantité. On peut par exemple ainsi se permettre de produire de petites quantités d’un produit phare.
Un petit exemple pour illustrer. Il y a quelques années, un industriel libanais, avec une voilure internationale, a fait produire en France, par un sous-traitant, un jus unique d’un fruit exotique. La quantité était forcément limitée pour une telle niche, mais c’était le seul sur le marché. Et c’était une opération réussie, alors que produire soi-même ce jus n’aurait pas été rentable, puisqu’on ne pouvait même pas amortir le coût des machines.
Qu’est-ce que ce schéma nous dit? Que l’essentiel pour un producteur dans un processus de fabrication est de se concentrer sur la partie où il a un avantage comparatif, atteindre un niveau d’excellence dans ce domaine, et s’y tenir, quitte à sous-traiter le reste.

Prenons un exemple international d’une firme qui produit et vend 250 millions de téléphones cellulaires par an, Apple. En réalité, elle ne fabrique rien du tout. La plupart de ces appareils sont fabriqués en Chine par un partenaire sous-traitant, Foxconn. Et le reste vient de divers pays de la même région. Apple est donc une firme américaine ou chinoise? Industrielle ou commerciale? Pas de différence, c’est juste la nouvelle méthode de production d’un objet de valeur.
De même, une voiture Renault est composée de pièces qui viennent de dizaines de sources différentes, quand la voiture tout entière n’est pas produite en Espagne, en Turquie, ou en Slovénie.
Pour revenir à nos moutons, cette tendance n’est pas un choix chez nous, mais une nécessité. Pourquoi? D’abord parce que nos coûts industriels sont élevés, vu que nous avons réussi à cumuler un double palmarès: l’une des pires infrastructures au monde (électricité, eau…) et l’une des pires gestions publiques.
En plus, il faut se rendre à l’évidence qu’aucun producteur, dans l’absolu, n’est auto-suffisant. Au Liban, c’est encore pire, car on manque de tout. Même un producteur du terroir de confiture d’abricot fait maison a besoin d’importer du sucre, des bocaux en verre, le couvercle métallique, le papier de l’étiquette, du carburant pour la cuisson et le transport... et parfois même la matière première elle-même (les abricots), si on a eu une mauvaise récolte.
Ce qui pousse ces marques libanaises à sous-traiter la production, pour la consommation interne comme pour l’export. En tout cas, il est plus rentable de produire des boîtes de houmous au Canada pour le marché canadien et nord-américain, que de les exporter du Liban.
Si on veut en tirer une conclusion, on dira que dans cette époque post-industrielle, l’élément déterminant a pour nom l’économie de la connaissance. C’est elle qui détermine la valeur d’un produit, qu’il soit un cellulaire Apple, une voiture Renault, du houmous Al-Wadi al-Akhdar, ou une consultation juridique.
Évidemment, tout ceci est trop compliqué à comprendre pour les petites cervelles du pouvoir, qui veulent «donner la priorité aux secteurs productifs dans le Liban de demain», mais ne sont même pas capables d’assurer un courant électrique, une invention du dix-neuvième siècle. Ni mettre en place un État de droit, ni réduire un tant soit peu leur corruption ou leurs chantages administratifs. Ça devient pénible d’être tout le temps gouverné par des incultes.
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