Palestine: la reconnaissance suffit-elle pour être constitutive d’un État?

Au moins cinq pays européens devraient procéder, d’ici à la fin du mois de mai, à la reconnaissance de l’État palestinien. Il s’agit notamment de l’Irlande, de la Norvège, de l’Espagne, de la Slovénie et de Malte qui viendraient s’ajouter aux 143 États des Nations unies qui, sur les 193 membres, ont approuvé, à travers un vote massif et symbolique de l’Assemblée générale (AG) de l’ONU, le 10 mai, une résolution qui accorde à l’État de Palestine tous les droits et privilèges d’un État membre, excepté celui de vote à l’AG.
Que signifie, sur le plan juridique, la reconnaissance d’un État? Suffit-elle pour qu’un État puisse exister? Quel est le statut juridique actuel de la Palestine? La réponse à ces questions ne manque pas de complications, autant juridiques que politiques.
Un peuple, un territoire, un gouvernement… ce sont les trois critères indispensables pour la reconnaissance d’un État, sur base de la convention de Montevideo sur les droits et devoirs des États de 1933*.
«Cela suppose qu’une population permanente soit établie sur un territoire délimité et ait une organisation politique propre, dont l’existence dépend juridiquement d’elle-même et relève du droit international», explique à Ici Beyrouth (IB), le professeur Jean-Yves de Cara, référendaire à la Cour de justice des communautés européennes et juge ad hoc à la Cour internationale de justice.
Un peuple
Premier élément indispensable et constitutif d’un État, la population sera «inévitablement envisagée en lien avec un territoire», poursuit le professeur De Cara. Toutefois, elle peut être, selon lui, «nomade dès lors qu’elle se meut sur un territoire délimité, c’est-à-dire qu’elle a un établissement permanent avec l’intention d’y rester». Encore faut-il préciser que cette population regroupe tous les habitants de l’État. Elle est donc composée de nationaux, d’étrangers et d’apatrides, ce qui soulève la question de la nationalité sous l’angle juridique (nationalité dont l’attribution relève du pouvoir exclusif et discrétionnaire de l’État), mais aussi celle de la nation sous l’angle sociologique et politique. Car, il peut exister des États multinationaux dans le cadre desquels vivent plusieurs nations dont certaines ne sont pas constituées en États (les Kurdes, les nations indiennes aux États-Unis...).
Pour François Dubuisson, professeur à l’Université libre de Bruxelles et chercheur au sein du Centre de droit international, largement consulté par l’Assemblée générale des Nations unies pour sa maîtrise du dossier relatif au conflit israélo-palestinien, la condition de l’élément démographique est bel et bien remplie dans le cas de la Palestine.
Reste la question de savoir si celles d’un territoire et d’un gouvernement souverain ou effectif le sont.
Un territoire
L’élément territorial soulève de nombreux points juridiques. Il s’agit, selon le professeur de Cara, de sa consistance (territoire terrestre, maritime, aérien), sa délimitation (établissement des frontières maritimes et terrestres), son intégrité (qui interdit tout acte de contrainte)... «Le territoire d’un État peut être composite et ne pas être d’un seul tenant, souvent pour des raisons historiques», précise-t-il. Une discontinuité territoriale est caractéristique de la Palestine, morcelée et divisée en plusieurs zones, chacune obéissant à un «régime autoritaire» différent.
Or, et selon le professeur Dubuisson, «même si le territoire palestinien n’est pas totalement défini, cette condition peut être surpassée». D’après lui, la question de la délimitation territoriale constitue un problème récurrent pour de nombreux pays. «Rappelons, à cet égard, que l’État d’Israël n’a jamais défini l’intégralité de ses frontières. Ce n’est pas pour autant qu’il n’est pas reconnu en tant que tel», souligne-t-il.
Un gouvernement
Parallèlement, il est nécessaire qu’une population et un territoire soient soumis à un gouvernement politique organisé qui puisse, d’une part, «exercer les fonctions juridiques et politiques dans l’ordre interne (justice, ordre public, administration, politique...) et, d’autre part, engager l’État dans l’ordre international», comme l’indique le professeur de Cara. Des compétences que doit pouvoir exercer tout État et c’est sur ce point, justement, que portent les discussions sur la Palestine, surtout que la doctrine moderne évoque l’effectivité du gouvernement.
En d’autres termes, «il ne suffit pas de proclamer son indépendance, encore faut-il effectivement exercer le pouvoir de l’État sur la population et le territoire», précise-t-il.

La condition d’un gouvernement effectif implique la capacité de toute entité à entrer en relations avec d’autres États. «C’est essentiellement à ce niveau que les difficultés vont se poser s’agissant de la Palestine», indique le professeur Dubuisson.
D’après lui, «il n’existe pas de gouvernement palestinien qui puisse exercer, de manière exclusive et souveraine, ses pouvoirs sur le territoire». On rappelle à cet égard que l’Autorité palestinienne n’a que des pouvoirs assez réduits aux termes des accords d’Oslo, signés le 13 septembre 1993, par Tel-Aviv et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) sous la houlette des États-Unis et qui étaient supposés marquer la fin des hostilités entre les Israéliens et les Palestiniens.
Le fait aussi que les Territoires palestiniens soient constitués de zones séparées (Gaza et la Cisjordanie), voire contestées, dans le cas de Jérusalem-Est, ainsi que l’occupation israélienne de la Cisjordanie et les questions de colonisation, empêchent par ailleurs un véritable contrôle de ces Territoires et l’exercice de pouvoirs effectifs par l’Autorité palestinienne.
Or, comme le peuple palestinien a le droit d’autodétermination, «il pourrait être possible», affirme le professeur Dubuisson, de passer outre la condition du gouvernement effectif. Il considère que le «pouvoir» palestinien manque d’effectivité, «principalement en raison de l’occupation et de la colonisation».
Reconnaissance juridique
À l’heure actuelle, «la Palestine est bel et bien une réalité juridique», note le professeur Dubuisson. Si nombre de pays ne reconnaissent pas l’État palestinien, c’est par choix politique. D’autres adoptent des positions ambivalentes. C’est le cas, par exemple, de la France ou de la Belgique qui ont voté pour la reconnaissance du statut d’État observateur de la Palestine aux Nations unies, mais qui refusent de la reconnaître comme État, au sens strict du terme. «La situation de la Palestine n’est finalement pas bien différente de celle d’Israël, puisque l’État hébreu n’est pas non plus reconnu par certains États», observe le professeur Dubuisson. «Néanmoins, Israël est un État en droit international», poursuit-il.
La Palestine agit et est également reconnue en tant que tel, ayant été admise, en 2011, à l’Unesco et ayant bénéficié, en 2012, du statut d’État observateur permanent auprès de l’ONU, même si son adhésion pleine et entière à l’instance internationale a été rejetée, le 18 avril dernier, par le Conseil de sécurité de l’ONU, en raison d’un veto américain.
Pour citer d’autres preuves de la qualité juridique d’État de la Palestine, le professeur De Cara rappelle que l’Assemblée générale de l’ONU a pris acte de la proclamation de l’indépendance de la Palestine dès 1988. Il mentionne également, avec le professeur Dubuisson, la décision de la Cour pénale internationale (CPI), en 2021, qui s’est considérée compétente concernant la situation en Palestine. Pour ce faire, la CPI a dû déterminer que ce pays est un État qui pouvait adhérer au statut de Rome. La Cour a, en outre, statué, à la majorité de ses juges, que la compétence territoriale de la Palestine s’étendait à Gaza et à la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est.
Reconnaissance constitutive ou déclarative
Un État n’existe-t-il que s’il est reconnu par d’autres? Cette question est au cœur d’un débat doctrinal en droit international. Il s’agit notamment de savoir quel est le statut de la reconnaissance par rapport à l’existence de l’État. Certains juristes considèrent que l’État n’existe qu’à travers la reconnaissance et d’autres supposent que la reconnaissance ne fait que constater une réalité objective. D’où l’opposition entre la théorie de la reconnaissance constitutive et celle de la reconnaissance déclarative. «La première sous-entendait que la reconnaissance suffisait à constituer une entité et en l’espèce un État, ce qui est irréaliste. Le droit positif retient que la reconnaissance est seulement déclarative en ce sens qu’elle est un acte par lequel un État constate l’existence de certains faits et déclare ou reconnaît implicitement que ces faits ou cette situation lui sont opposables», explique le professeur de Cara.
Et de rappeler que, selon l’article 9 de la Charte de l’Organisation des États américains de 1948, «l’existence politique de l’État est indépendante de sa reconnaissance par les autres États. Même avant d’être reconnu, l’État a le droit de défendre son intégrité et son indépendance, d’assurer sa conservation et sa prospérité et, par suite, de s’organiser le mieux qu’il l’entend, de légiférer sur ses intérêts, d’administrer ses services et de déterminer la juridiction et la compétence de ses tribunaux».
Dans le même sens, il précise que pour la Commission d’arbitrage de la Conférence pour la paix en Yougoslavie (Commission Badinter), «l’existence ou la disparition de l’État est une question de fait ; […] la reconnaissance par les autres États a des effets purement déclaratifs» (avis n° 1 du 29 novembre 1991, RGDIP 1992, p. 264).
Ainsi, la reconnaissance n’est-elle pas constitutive, comme le confirme également le professeur Dubuisson. «Ce n’est pas parce que la Palestine ou toute autre entité est reconnue comme État qu’elle s’imposera comme tel aux puissances qui l’ont reconnue.» Par conséquent, et sur le terrain, la Palestine étant une réalité juridique, elle va pouvoir bénéficier de ce statut dans le cadre des relations internationales, dans la mesure du possible. Ceci ne résout toutefois pas le problème de l’occupation et de la colonisation sur le plan pratique. Il faut, pour cela, une volonté politique, notamment américaine, mais aussi «la nécessité, pour les deux parties, israélienne et palestinienne, de mettre en œuvre les résolutions de 1947, qui prévoient l’existence de deux États arabe et juif et donc la reconnaissance mutuelle des parties intéressées», insiste le professeur de Cara. Pour les États tiers, les enjeux sont, d’après lui, «très divers et dépendent des différentes positions des États qui reconnaissent l’État de Palestine bien que, sur le fond, la reconnaissance soit très largement liée à la reprise de négociations entre les parties. Cela suppose l’unité de vues des Palestiniens et non la diversité de leur représentation par des entités rivales».
*Selon la convention de Montevideo de 1933, lÉtat doit «réunir les conditions suivantes: une population, un territoire déterminé, un gouvernement exerçant une autorité réelle et effective et la capacité dentrer en relations avec les autres États».
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