Freud: «Le bonheur est un rêve d’enfant réalisé à l’âge adulte»
©"Le Rêve du bonheur" 1819 - Mayer-Lamartinière Constance. Crédit photo : Musée du Louvre

 
Chaque semaine, nous vous proposons d’explorer une citation marquante d’un grand psychanalyste, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique, pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient?
«Le bonheur est un rêve d’enfant réalisé à l’âge adulte.»
Cette citation est extraite de l’ouvrage Malaise dans la culture, paru en 1930, dans lequel Sigmund Freud explore la question du bonheur et les obstacles qui s’y opposent. C’est une notion complexe, puisqu’elle comprend deux pôles associés, mais opposés: d’une part, la recherche de la satisfaction et, d’autre part, l’évitement de la souffrance. Les facteurs internes essentiellement inconscients s’entremêlent aux facteurs externes d’ordre sociétal.
Petit rappel pour nous aider à la comprendre. Dès sa naissance, la vie psychique de l’être humain est animée par le principe de plaisir, c’est-à-dire par la recherche de la satisfaction immédiate des besoins et désirs et l’évitement de toute forme de déplaisir. C’est ainsi, par exemple, que le nourrisson, dans sa relation à sa mère, baigne dans une complétude absolue, dans une béatitude totale. À ce stade, il ne fait pas la différence entre lui et le monde extérieur. Dans cet état fusionnel, le seul acceptable, il se vit comme tout-puissant, capable de satisfaire magiquement ses désirs.
Avec la maturation psychique, l’enfant devra peu à peu, s’il y est aidé, renoncer à la satisfaction immédiate du plaisir et se confronter au principe de réalité. Il découvrira alors qu’il est un être dépendant, séparé, soumis à des limites et des frustrations. Ce passage indispensable est cependant vécu comme un véritable arrachement, une blessure narcissique profonde. Pourtant, l’empreinte du bonheur originel ne s’efface jamais totalement: elle perdure dans l’inconscient comme un idéal, un rêve de retrouvailles unissant ravissement et toute-puissance infantile. C’est le cas, par exemple, des hommes et des femmes au pouvoir au Liban qui sont pathologiquement figés, dans leur grande majorité, à ce stade.
À l’âge adulte, la quête du bonheur pourra se confondre avec le désir inconscient de retrouver cette expérience de satisfaction absolue et immédiate, de revivre cet état de complétude fusionnelle, cette jouissance sans entraves ni limites, comme, par exemple, lors d’une relation amoureuse passionnelle. C’est pourtant une quête vouée à l’échec, car la réalité, intérieure et extérieure, s’y oppose constamment. Nous sommes désormais devenus des êtres autres, en manque, confrontés à l’altérité, à l’angoisse et aux inévitables frustrations du principe de réalité qui sont le lot de toute existence humaine.

La culture elle-même, en dépit des alternatives qu’elle nous offre, contribue paradoxalement à creuser cet écart entre notre idéal de bonheur et ce qu’il nous est possible d’atteindre. Pour rendre la vie en société possible et durable, nous devons, en effet, réprimer une grande part de notre agressivité et de nos pulsions. Avec leur canalisation, nos désirs irréalisables sont transformés en achèvements socialement acceptables. La nostalgie infantile du bonheur perdu peut donc être sublimée en une œuvre culturelle conduisant à un sentiment de satisfaction.
Néanmoins, ce renoncement est très coûteux psychiquement: il engendre un profond malaise et un sentiment de culpabilité inconscient. Il arrive même que certains, pour fuir cette réalité, cherchent refuge dans la névrose, l’addiction, voire la psychose. Plus la civilisation progresse, plus elle se montre exigeante, et plus le bonheur rêvé s’éloigne, se réduisant à de brèves expériences de plaisirs évanescents.
Il ne s’agit pourtant pas de renoncer à toute idée de bonheur. S’il nous faut délaisser le rêve de toute-puissance illimitée ou de l’illusion d’un bonheur permanent, nous avons néanmoins l’opportunité, comme nous l’avons dit, de trouver des satisfactions substitutives dans des activités telles que, par exemple, la création artistique, la recherche intellectuelle, le travail ou les relations interpersonnelles intimes lucides. Nous obtenons, de ce fait, des agréments, peut-être plus modestes, mais plus durables.
Pour y arriver, nous devons d’abord consentir à une forme de deuil: le deuil de la complétude narcissique originelle, de cette jouissance infantile qui nous est à jamais interdite. Renoncer à cet idéal lancinant est la condition pour atteindre un bonheur à taille humaine, celui d’un être désirant, mais limité, en quête de satisfactions toujours précaires et imparfaites. On pourrait alors concevoir le bonheur comme un état éphémère dont nous ne devrons pas nous priver.
Il existe également une autre exigence nécessaire pour jouir authentiquement de ces moments fugitifs: parvenir à une réconciliation avec soi-même, à un état d’apaisement intérieur. Cela nécessitera, pour celle ou celui qui souhaite atteindre cet objectif, au moyen d’une thérapie analytique et à l’issue d’une élaboration approfondie, de mettre à jour les aspects conflictuels refoulés et toujours tyranniques, les désirs non satisfaits qui le/la taraudent, les traumatismes passés – toute une histoire subjective faite de souffrances, d’angoisses et de tourments.
C’est alors seulement que nous pouvons espérer nous réconcilier, autant que possible, avec notre tragique condition humaine et échapper au malheur névrotique lié aux illusions entretenues. C’est peut-être une lucidité désenchantée, mais elle est salutaire pour parvenir à une relative quiétude.
Pour nous y aider, peut-être pourrons-nous nous inspirer de la difficile, mais très précieuse exhortation de Michel de Montaigne qui, bien avant F. Nietzsche, nous invitait à (re)devenir ce que nous sommes et à ne désirer rien d’autre.
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