Elisabeth Badinter: «L’instinct maternel est un mythe, ça n’existe pas»

Chaque semaine, nous vous proposons d’explorer une citation marquante, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient?
«L’instinct maternel est un mythe, ça n’existe pas.»
Cette citation est extraite du livre de la philosophe Elisabeth Badinter, paru en 1980 et intitulé L’Amour en plus, dans lequel elle remet en cause la notion d’instinct en tant que phénomène inné et universel. Affirmer l’existence d’un instinct maternel, c’est dire que s’imposerait à toutes les femmes, sans exception, une prédisposition héréditaire qui les pousse à vouloir des enfants et à savoir en prendre soin, quelle que soit leur histoire personnelle ou familiale. Elles seraient, de ce fait, prédestinées à la fonction maternelle. Compris ainsi, l’instinct maternel serait un invariant qui se transmettrait, de génération en génération, à toute l’espèce humaine.
Or, en étudiant l’évolution de la relation de la fonction maternelle à travers l’histoire, elle démontre qu’elle n’est ni une constante, ni une donnée universelle partagée par toutes les femmes.
La thèse de Badinter trouve un profond écho avec les théories psychanalytiques qui ont étudié le processus maternel et découvert sa complexité. Aucune étude ou recherche jusqu’à nos jours n’a pu démontrer l’existence d’un facteur génétique ou même hormonal qui établirait l’existence d’un instinct chez l’être humain, ou même qui présenterait une nette différence entre un homme et une femme du point de vue de la relation parent-enfant. Il serait donc plus approprié de parler d’un sentiment maternel aussi bien que paternel.
Déjà en 1949, le psychanalyste Daniel Lagache dans L’Unité de la psychologie, démontre que l’instinct existe bien chez les animaux, mais qu’il n’est pas présent chez l’être humain, établissant, avant Badinter, l’inconstance de la conduite humaine à travers les siècles, ainsi que sa différenciation individuelle en fonction de la subjectivité de chacun et de ses réactions à son milieu sociofamilial. Un sujet, pour lui, n’est nullement prisonnier d’un instinct, c’est-à-dire d’un programme génétique caractéristique d’une espèce donnée. En écho, le psychologue Henri Wallon affirme que de toute l’espèce animale, le bébé humain est le plus démuni et le plus vulnérable à sa naissance.
Avec Badinter, la psychanalyse propose donc de parler, plutôt que d’instinct, de sentiment maternel, c’est-à-dire de l’amour que peut ressentir une mère pour son enfant. Or, ce sentiment est fluctuant, contingent, il n’est pas programmé: des mères le ressentent fortement, certaines plus faiblement et d’autres pas du tout, ces dernières se trouvant condamnées au jugement et à l’opprobre de leur environnement.
L’amour maternel, comme tout amour humain, est une construction dynamique et complexe. Son éclosion dépend fortement d’un ensemble de facteurs inconscients, historiques, affectifs, relationnels, biologiques, socioculturels, etc. C’est un sentiment façonné, aléatoire et variable, ne dépendant en rien d’un instinct fixe, préprogrammé et automatique. Le vécu d’une femme face à son enfant est donc toujours unique, semblable en certains points à d’autres mais aussi différent de toutes les autres mères. Il est le produit de son histoire personnelle et familiale ainsi que du contexte social, économique et politique de son époque.

Le sentiment maternel se construit dès les premières interactions précoces entre une mère et son enfant.
D’abord par l’identification du nourrisson à son premier objet d’amour. Cette identification joue un rôle-clé dans le développement du futur sentiment maternel, qui s’en trouvera fortement affecté.
Il se forge ensuite dans la relation primaire mère-enfant, ce que D. Winnicott appelle «la préoccupation maternelle primaire». Il s’agit d’un état psychique particulier de la mère dans les trois ou quatre premiers mois suivant la naissance. La mère se retrouve dans un état de fusion psychoaffective avec son enfant, développant une grande sensibilité à ses désirs et besoins. Cette disponibilité maternelle est essentielle à l’établissement d’un attachement confiant et sécure. Il arrive parfois que la mère soit envahie par des angoisses, une dépression ou un vécu traumatique d’origine infantile. Dans ce cas, elle aura du mal à entrer dans cet état de préoccupation maternelle et à répondre de manière adéquate aux signaux de son bébé.
Le sentiment maternel est aussi construit par l’investissement maternel de l’enfant, conséquent au désir d’un enfant différent de soi, fruit d’un amour partagé et authentique. Cet investissement est primordial pour la future relation mère-enfant.
Il est aussi important de signaler, comme nous l’avons fait dans notre dernier article, que l’amour demeure toujours un sentiment ambivalent, y compris l’amour maternel. Il s’adosse toujours à la haine. Paradoxalement, cette ambivalence est constitutive du développement affectif de l’être humain, elle fait même partie du processus de maturation du sentiment maternel. C’est ce que Winnicott a relevé avec la notion de «good enough mother». La fonction maternelle n’implique ni sacrifice ni perfection. La mère qui est suffisamment bonne est celle qui fait de son mieux pour répondre aux besoins, désirs et interactions de son enfant de manière appropriée, réceptive, rassurante et sensible la plupart du temps. À l’opposé, une mère absente, déprimée, traumatisée ou inconstante aura tendance à générer, chez l’enfant, un état psychique angoissé, désorganisé et insécure dont les répercussions seront préjudiciables sur son développement affectif et relationnel ainsi que sur celui du futur sentiment maternel ou paternel.
Il est vrai que, dans une certaine mesure, la psychanalyse elle-même a contribué à croire à l’existence d’un instinct. Cela provient d’une confusion dans la traduction du mot «trieb» employé par Freud pour désigner une orientation de la conduite humaine. Il a été traduit, dans les premières éditions françaises, par le terme d’instinct alors qu’actuellement c’est la notion de pulsion qui l’a remplacé, signifiant ainsi l’existence chez tout être humain d’une poussée irrésistible, d’une force énergétique qui peut aussi bien être d’origine biologique (comme dans la pulsion sexuelle) qu’acquise (comme dans une pulsion de violence).
La notion d’instinct maternel a créé, dans différents milieux culturels, la confusion avec l’idée qu’il suffit de se marier et de faire des enfants pour que se déclenche automatiquement cet instinct. On sait, aujourd’hui, particulièrement avec Françoise Dolto, qu’on ne naît ni mère, ni père, mais qu’on le devient. La psychanalyste répétait souvent que «c’est l’enfant qui fait le parent» et non l’inverse! Elle voulait dire par là que les parents se forment et se développent, s’ils en ont l’aspiration, en réponse à leur enfant qui, par ses désirs, ses besoins et sa personnalité unique, façonne le rôle et l’identité des parents. Elle ajoutait souvent que l’on demeure, toute sa vie, un apprenti-parent. La parentalité est effectivement un apprentissage continu.
Pour terminer, je vous recommande vivement la lecture de la BD de Lili Sohn intitulée Mamas, petit précis de déconstruction de l’instinct maternel, un ouvrage d’une grande finesse humoristique, de sensibilité et d’intelligence.
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