Jacques Lacan: Un acte manqué est un discours réussi

Chaque semaine, nous vous proposons d’explorer une citation marquante d’un grand psychanalyste, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique, pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient?
«Un acte manqué est un discours réussi», Jacques Lacan
À la suite de S. Freud qui avait développé ce thème dans Psychopathologie de la vie quotidienne, J. Lacan souligne, par cet aphorisme, combien ce que son prédécesseur appelait «les petits signes» sont révélateurs de ce que nous cherchons à cacher, à la fois à nous-mêmes et à autrui.
Les actes manqués sont des phénomènes qui, en se produisant, échappent à notre contrôle conscient et nous surprennent ainsi que notre entourage. Nous les jugeons souvent comme des accidents sans importance alors que c’est loin d’être le cas.
Il s’agit des lapsus (dans le langage oral ou écrit), des oublis ou des confusions de noms ou d’objets, des maladresses, ou même des accidents. Ils sont le plus souvent liés à notre inconscient et à nos pensées, nos sentiments ou nos désirs refoulés. Il ne faut donc pas voir dans un acte manqué uniquement une erreur, un faux pas, mais plutôt le subtil moyen que notre inconscient utilise pour s’exprimer. Ce que nous considérons comme une erreur est, en réalité, un message à déchiffrer, révélateur de la vérité subjective d’un sujet. Nos erreurs de parole, par exemple, peuvent nous en dire plus long que les mots ou les phrases prononcés. Un sujet qui, par exemple, oublie répétitivement d’aller à un rendez-vous important, à une réunion ou à un cours, exprime peut-être une certaine ambivalence par rapport à ces situations, une réticence ou une difficulté à assumer sa position subjective dans le champ en question. De même, appeler quelqu’un par un autre prénom est révélateur des véritables sentiments enfouis de l’auteur du lapsus à l’égard de la personne présente, mais aussi de l’autre absent.
L’aphorisme lacanien cité est extrait de ses Écrits. Il y affirme que les actes manqués sont de véritables formations de l’inconscient, au même titre que les rêves ou les symptômes. Ils constituent un discours porteur d’un sens qui échappe au sujet, ils témoignent de la division subjective entre le moi plus ou moins conscient et le sujet de l’inconscient. Là où l’intention consciente échoue, un autre discours, émanant de l’inconscient, se fraye un chemin et se fait entendre.
Cette perspective renouvelle en profondeur la manière de concevoir les rapports entre le langage, le corps et l’inconscient. Elle invite à prêter attention aux failles et aux ratés qui émaillent nos paroles et nos actes, pour y déceler les traces d’un savoir insu. Étant donné que l’inconscient est structuré comme un langage, il devient le lieu où se déploie une parole qui échappe au sujet, mais qui, néanmoins, le détermine. Les formations issues de l’inconscient sont autant de manifestations de ce que Lacan nomme «lalangue», signifiant par-là l’infiltration de la parole par la jouissance inconsciente qui se loge au cœur même de notre discours.

Les exemples suivants le démontrent éloquemment: en 2010, Rachida Dati, actuelle ministre de la Culture en France, énonçait la phrase suivante lors d’un entretien télévisé: «De plus en plus, ces fonds d’investissements étrangers n’ont pour seul objectif que la rentabilité financière, à des taux excessifs. Quand je vois certains qui réclament une rentabilité à 20-25%, avec une fellation quasi nulle!»
La même année, Brice Hortefeux, alors ministre de l’Intérieur, a substitué les termes «d’empreintes génitales» à ceux d’empreintes génétiques!
L’année suivante, la langue de Claude Guéant, ayant succédé à Hortefeux, a fourché en utilisant l’expression «gode (pour godemiché) électoral» à la place de code électoral!
À leur insu, ces personnages publics expriment quelque chose de leur vérité inconsciente, une vérité qui vient faire effraction dans l’image lisse et maîtrisée qu’ils s’efforcent de présenter. Les actes manqués font ainsi vaciller le semblant et révèlent le sujet dans sa faille, son manque à être fondamental.
Car toute parole, même la plus contrôlée, est habitée par un discours autre, une altérité interne qui nous échappe et nous définit. Nous sommes parlés plus que nous parlons.
Il serait très erroné de se livrer à une interprétation de ces lapsus, en dépit d’une connotation sexuelle évidente. Il faut, en effet, se méfier de ce que Freud a appelé l’interprétation sauvage. Car, tout comme pour les rêves ou pour les symptômes, une interprétation ne peut se faire qu’en présence du sujet concerné et avec sa collaboration volontaire et convaincue.
Cette théorie lacanienne comporte des conséquences majeures pour la compréhension de la subjectivité individuelle, de même que pour la pratique de la cure analytique. Loin de réduire les formations de l’inconscient à une explication univoque, l’analyste, au moyen de ses interprétations, aidé des associations libres de l’analysant, s’emploie patiemment à déplier la complexité des messages énigmatiques de l’inconscient, d’en dégager les multiples résonances signifiantes afin de permettre au sujet la découverte d’une «Autre scène» qui oriente ses désirs, d’en prendre conscience dans sa parole et dans sa conduite et d’assumer la part indue qui les détermine.
En faire l’expérience dans la cure analytique est pour le sujet l’occasion de se déprendre des identifications imaginaires pour inventer un nouveau rapport à son désir et à son être de parole.
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